"Comme j’aime cette ville où non seulement personne ne songe à s’approprier le bien d’autrui, mais où l’idée même que cela puisse arriver paraît inconcevable! "
Corinne Atlan
"Mon quotidien est troué de grands moments d’étourderie. Ce matin, 
par exemple, je me rends à vélo jusqu’à une petite boulangerie. (..). 
Sur le chemin du retour, mes baguettes tout juste sorties du four dans 
le panier porte-bagages, je ne peux m’empêcher de pester intérieurement 
contre le réparateur de bicyclettes chez qui j’ai fait une révision la 
veille. Il m’avait promis de me rendre l’engin comme neuf. Or la 
sonnette est un peu voilée et il reste des traces de rouille sur le 
cadre. Une négligence qui n’est guère coutumière des commerçants ou 
artisans japonais, perfectionnistes et attentifs au moindre détail…C’est
 seulement en mettant pied à terre, une fois arrivée chez moi, que je me
 rends compte que je me suis trompée de monture  ! Cette bécane grise et
 non cadenassée, comme la mienne, devait être garée elle aussi devant la
 boulangerie. Je repars illico en sens inverse. En arrivant, je remarque
 un homme d’une cinquantaine d’années errant comme une âme en peine sur 
le trottoir. Il va et vient le long de l’avenue, l’air solitaire et 
désemparé comme un héros romantique égaré dans une lande déserte. Je 
suis sûre que c’est le propriétaire du vélo. Renseignement pris, c’est 
bien lui en effet. Je lui explique ma bévue, il reste de marbre face à 
mes courbettes réitérées. Il n’a même pas l’air soulagé d’avoir retrouvé
 sa bicyclette. On dirait qu’il vient de vivre un événement surnaturel. 
Certain de s’être garé à cet endroit, il devait se demander s’il n’avait
 pas été ensorcelé par une renarde, comme on dit ici. Voilà sans 
doute près d’une demi-heure qu’il est là, effaré, ne sachant que faire. À
 aucun moment il n’a envisagé que quelqu’un ait pu subtiliser son vélo. 
Ou bien, s’il y a pensé, il n’avait pas la moindre idée de la conduite à
 tenir en pareil cas. Parce que cela n’arrive jamais. Un peu honteuse, 
je lui ai rendu sa bicyclette, ai enfourché la mienne. Je me suis 
retournée pour incliner la tête une dernière fois en guise d’excuse. 
Debout sur le trottoir, immobile, il me regardait m’éloigner, avec l’air
 perplexe d’un homme face à une énigme." 
  Lu dans:
Corinne Atlan. Un automne à Kyôto. Albin Michel. 2018. 298 pages. Extrait pp. 82-83
 
 
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