29 mars 2021

Une fête de vaccins

 

"Tu marches
tête baissée
pour éviter les flaques d'eau
et tu rencontres des morceaux
de ciel." 
            Robert Mallet



Petit bonheur inattendu à la consultation cet après-midi, le récit de cette institutrice retraitée depuis une vingtaine d'années qui s'est présentée hier au centre de vaccination du Sporting d'Anderlecht pour bénéficier de sa première dose anti-Covid, qu'elle redoute. Un AstraZeneka docteur, le pire. Le chauffeur bénévole réservé pour la circonstance s'avère être un ancien voisin, qui la reconnaît et la complimente. Elle marque le pas à la porte des prestigieux salons du RSCA, fierté des Anderlechtois, trop heureuse de pouvoir y pénétrer - une fois dans sa vie - en invitée de marque. Le steward de service est un de ses anciens élèves, qui lui fait la fête. L'infirmière à la table des vaccins la reconnaît à son tour et lui récite un quatrain familier revenu en mémoire, celui qu'elle affectionnait plus que tout autre. "J’ai rencontré trois escargots / qui s’en allaient cartable au dos / et dans le pré trois limaçons / qui disaient par cœur leur leçon." On la pique, on la choie, on la remercie d'être venue, le chauffeur l'attend. L'épreuve tant redoutée est devenue conte de fées, dont elle fut la Reine. Elle attend la deuxième dose avec impatience.

 

Lu dans:
Robert Mallet. L'ombre chaude. Gallimard. NRF. 1984. 110 pages. Extrait p.47
Maurice Carême. Trois escargots. 

Jour de grève

 

"Quand on appuie sur le bouton pause d'une machine, elle s'éteint. Sur celui d'un être humain, il s'allume. Il se met à réfléchir, à reconsidérer ses hypothèses, à envisager d'autres solutions. Surtout, il renoue avec ses convictions les plus profondes. Alors, il peut explorer de meilleures pistes."
                   Dov Seidman
 


Ce lundi est jour de grève. Embouteillages du matin, métro et trains incertains, collaborateurs, amis, patients arrivant parfois avec dix, quinze, voire vingt minutes de retard. Essoufflés, se confondant en excuses, et si ce jour on décidait de s'en ficher royalement. «Mais non, je vous en prie, ne vous excusez pas. Au contraire, merci d'être en retard! » Moment choisi pour découvrir un espace précieux, quelques minutes de liberté pour penser, écouter la radio, observer le spectacle des allées et venues dans la rue. A relier des idées qui se croisent sans s'interpénétrer. Vraiment, inutile de vous excuser, c'est moi qui vous remercie.


 
Lu dans:
Thomas Friedman.  Merci d'être en retard. 2017. Trad. Pascale-marie Deschamps. Ed Saint Simon. 400 pages. Extrait pp. 8-10

27 mars 2021

Heure d'été

 

"L'échec est une situation qui n'a pas encore tourné à votre avantage."
                    Edwin Land (1909-1991)

 
 

Je vous souhaite un bon weekend, et un bon passage à l'heure d'été. Revoici les longues soirées.

 


Lu dans:
Thomas Friedman.  Merci d'être en retard. 2017. Trad. Pascale-Marie Deschamps. Ed Saint Simon. 400 pages. Extrait p.301

25 mars 2021

Un héron qui vous veut du bien

 

"Mauvaise herbe, dit l'homme
mauvais homme, dit l'herbe
chaque sève a raison
et tort
de se croire la bonne."
                Robert Mallet



"Tu me tues", dit le poisson. "Je te sauve de la noyade", dit le héron. Que de fois aurai-je sauvé un patient de la maladie, mais précipité sa mort en le retirant de son étang familier? Leur souvenir me hante parfois le soir, rendant chaque décision médicale plus difficile. Prendre soin et soigner peuvent se révéler antinomiques.



Lu dans:
Robert Mallet. L'ombre chaude. Gallimard. NRF. 1984. 110 pages. Extrait p.15

Rinascerò

 

"Grâce aux terres profondes
on sait la bonne source
quand tout est sécheresse,
ainsi de l'amitié

Merci d'avoir donné
la sève des tendresses
au vieil arbre écorché."

                Robert Mallet. À l'amie des mauvais jours



Oufti, ça reconfine grave, en français, en allemand, en italien, en espagnol et ça rouscaille dans toutes les langues. Surfant ce soir sur les journaux télévisés j'ai guetté en vain le moindre commentaire positif s'inspirant du "Het komt wel goed, promis!" partagé il y a quelques mois par Béatrice Delvaux et Anne Teresa De Keersmaeker, la chorégraphe belge qui terminait le tour de ce qu’elle trouvait beau, fort et émouvant  par un « Het komt wel goed, tout ira bien ». Me revint soudain le souvenir des casseroles et des chants aux fenêtres à 20h, des dessins colorés "courage Papy" de mes petits-enfants, des prolifiques "Jerusalema dance challenges", des cartoons plein d'humour sur FaceBook et WhatsApp. Tout cela n'aurait-il été qu'un rêve ?  C'est pire que les taupes dans le jardin, les galeries sont désormais dans nos têtes, creusant les tranchées d'une guerre sans fin où on cherche en vain les héros. Et si le courage était de résister à pareil concert de plaintes ne débouchant sur rien, de n'être qu'une modeste source dans la sécheresse, redonnant une parole d'espoir au vieil arbre écorché, de lui redonner l'envie de chanter l'inoubliable "Rinascerò Rinascerai" des ruelles italiennes du printemps 2020 / Je vais renaître / Vous allez renaître / Quand tout sera terminé / Nous reverrons les étoiles/ La tempête qui souffle / Nous pliera mais ne nous brisera pas. Il y aura une fin à toute cette morosité, alors autant l'amorcer dès maintenant.



Lu dans:
Jacques Charpentreau. L'Amitié des poètes: 160 poèmes inédits. Ed. Fleurs d'encre. 2015

24 mars 2021

Sagesse de la bulle

"La  bulle de savon
tout  le possible atteint
tout  le parfait vécu
dès le souffle qui veut

Rien de  plus rond, plus lisse
mieux clos
mieux  irisé, plus céleste
mieux réel
 
Rien  de mieux
pour dire
soudain
sans bruit
que  tout
n'est plus rien.     "
            Robert Mallet 

 



Lu dans:
Robert Mallet. L'ombre chaude. Gallimard. NRF. 1984. 110 pages. Extrait p.27

22 mars 2021

Ce qui fait chanter la source

 

"Ce n'est pas une voix (..), ce n'est pas une parole, ce n'est pas de la poésie, c’est de l’eau qui bouscule les pierres, et j'y aurai trempé mes mains. Il ne faut ni orner, ni troubler, ni freiner ce cours. (..) Ce n'est pas seulement de l’eau qui dévale de ces montagnes. N'est-ce pas cela que j’ai cru comprendre ailleurs a propos d'une combe, d'un verger, d'une prairie, quand, les traversant, je me laissais traverser par eux ? Le torrent parle, si l'on veut, mais avec sa voix à lui : le bruit de l’eau.  Serait-ce donc que, sans m'en être avisé jusqu'ici (..), je cherche à dire l'intérieur de ce bruit, de cette course ? L'invisible, en ces eaux, par quoi elles touchent ce que j'aurais en moi d'invisible ? »
                        Philippe Jaccottet.

 
 
   
Un jour, on part à la recherche des sources d'un fleuve, la Loire par exemple. On découvre que rares sont les fleuves dont la source est unique, mais que comme nos vies leur naissance procède de plusieurs origines enfouies qui cheminent secrètement avant de confluer à l'air libre vers l'océan. Nos yeux scrutent l'endroit d'où sourd ce ruissellement d'une infinie modestie, notre ouïe recueille ce chant de l'herbe sur les cailloux, on s'y rafraîchit le visage et les lèvres, laissant surgir en nous des images de châteaux, d'îles boisées, de bancs de sable, de vols de hérons ou de la paisible avancée des bateliers. Nos oreilles entendent au loin le chant des vagues quand le fleuve se fondra dans la mer, notre langue s'abandonne à imaginer la fraîcheur d'un cabernet-d'anjou et sa tarte aux fraises succédant à un foie-gras mi-cuit. Notre imaginaire fait chanter les sources.



Lu dans:
Philippe Jaccottet. Au col de L’arche in Œuvres. La Pléiade. 2014. 1728 pages. Extrait p. 853.

Le sablier de la vie

 

"Très loin sous la peau
la charrue de l'âge creuse."
                Lionel Ray




Jour anniversaire, je le félicite pour sa forme au terme de tant d'années. Il arrondit les sourcils, esquisse un mouvement d'épaule et cite Cioran: "Encore un an de moins".




Lu dans:
Lionel Ray. Le nom perdu. NRF Gallimard. 1987. 128 pages. Extrait p. 90.

20 mars 2021

Equinoxe de printemps

 

"Il y a sûrement une porte
mais il faudrait la trouver
une porte dans le ciel gris qui ouvrirait sur le bleu
un pan de béton blême qui ouvrirait sur un pré
Ici c'est l'hiver mais une fois la porte ouverte
on entrerait dans l'été
Ici c'est gris étouffé cendres serrées et murailles closes
mais si on parvenait à ouvrir la porte
un plein soleil de coquelicots
d'herbe fraîche et de campanules
vous rirait au nez
Si on trouvait la porte
qui se cache dans les corridors
on aurait de nouveau la vie devant soi
avec le soleil retrouvé
la permission de tout recommencer."
        Claude Roy. Rêverie devant une oeuvre de Maria Helena Vieira de Silva (Mémoire)



C'est une fresque vaste en noir et blanc, qui font comme un gris. En haut à gauche, un carré d'une éclatante blancheur fait rêver au printemps, à tout ce qui revit, se met en route, naît, réchauffe, appelle au large. C'est le port d'où partent les bateaux, les escaliers de Puy-en-Velay d'où s'élancent les pèlerins, le nid que quittent les oisillons. J'ai toujours eu une tendresse particulière pour l'équinoxe de printemps, où le jour égale la nuit, et où toute vie reprend.

 



Lu dans:
Claude Roy. Les pas du silence. NRF Gallimard. 1993. 270 pages. Extrait pp. 248-249 

19 mars 2021

Un monde confiné

 

" Ici encore, l'expérience du confinement, qui aura été philosophique à bien des égards, a permis d'ouvrir les yeux et de regarder autrement nos vies. D'être assigné à domicile et de ne pouvoir se contenter que de quelques kilomètres quotidiens de dégourdissement dans le quartier, a été en effet, pour une grande partie de nos aïeux, l'expérience la plus commune. Le village voisin n'existait que pour les rares écoliers, travailleurs ou marchands nomades qui devaient s'y rendre. Pour les autres, l'idée de circonscription géographique était à prendre au pied de la lettre : une sorte de cercle invisible délimitait le champ du possible, dans lequel n'entraient que les familiers, les nouvelles et les rumeurs. Rien d'autre ne pénétrait dans l'exiguïté de ce monde qui n'était cependant pas sans une richesse immense." 
                        Pascal Chabot

 
 
Confinement saison 3 pour près d’un tiers des Français : le gouvernement impose à l’Ile-de-France, aux Hauts-de-France et à trois autres départements de fortes restrictions. De nombreux TGV depuis Paris vers d’autres grandes villes françaises affichent complet. Un afflux de Parisiens vers la Bretagne ce vendredi, Brest, Vanne, Quimper ou encore Saint-Malo. D'où vient-il que ce qui fut durant toute une vie la "vie normale" pour nos grands-parents soit aujourd'hui devenu insupportable ?

 

Lu dans:
Pascal Chabot. Avoir le temps. Essai de chronosophie. PUF. 2021. 212 pages. Extrait p. 104

17 mars 2021

La mésange de Verdun

 

"Un obus vient d'éclater à quelques mètres de notre tranchée. La terre et la boue ont à peine fini de retomber qu'une mésange charbonnière entonne un chant d'amour de quelque invisible buisson."
            Jacques Delamain. Journal. Verdun.



"Lorsqu'un éditeur me confia la direction d'une collection sur la nature, mon premier soin fut de rééditer un ouvrage introuvable qui avait fait le bonheur de mon adolescence : Pourquoi les oiseaux chantent, de Jacques Delamain. Soucieux d'ajouter à l'ouvrage un texte inédit ou oublié, je publiais donc à sa suite des extraits du journal tenu par l'auteur pendant la Première Guerre mondiale et notamment les pages consacrées à Verdun. Lecture surprenante, stupéfiante : au coeur du plus infernal des vacarmes et de la plus affreuse des tueries, au milieu du bruit des obus et de l'éclatement des bombes, l'auteur n'avait qu'un souci en tête : écouter et identifier le chant des oiseaux ! Car les oiseaux, ceux du moins qui se trouvaient survivre, continuaient de chanter imperturbablement entre deux attaques de bombes !

J'ai souvent repensé à ce livre et à ses anecdotes sur la guerre et les oiseaux, à l'enseignement implicite, inconscient même, qu'il nous donne : ne jamais abdiquer, surtout quand se déchaînent les haines, les guerres et les horreurs en tous genres, ne jamais abdiquer le goût et le désir du monde, même s'ils s'expriment sous des formes futiles en apparence. Mais les renforcer et prendre appui sur eux au cœur de la tourmente. Au sein de la pire détresse, ne renoncez jamais au chant d'un seul oiseau. Ce serait renoncer à vous-même. Notre monde regorge de technocrates et de politologues. Mais c'est d'ornithologues dont nous avons besoin. " (Jacques Lacarrière. Quand les oiseaux chantent.)
 


Lu dans:
Jacques Lacarrière. Le géographe des brindilles. Hozhoni. 2018. 283 pages. Extrait p. 207-208
Jacques Delamain. Pourquoi les oiseaux chantent. Equateurs Parallèles. 2011. 204 pages

16 mars 2021

En attendant la corde

 

"Je suis François, cela me pèse
Né à Paris près de Pontoise
Et de la corde d'une toise
Mon cou saura c'que mon cul pèse."

                François Villon. Quatrain.


Emprisonné, fatigué de vivre et fataliste, François Villon attend son exécution par pendaison et s'adresse à la postérité avec un étonnant sens de la dérision qui rend légères les petites misères d'une journée. 

 

14 mars 2021

Quatre bouts de bois

 

"Laissez entrer en vous la lumière
faites-lui toute la place
et puis ouvrez les fenêtres
de votre regard sur le monde
il s'éclairera."
                Inspiré de l'avis de décès d'un poète



Il est des êtres lumineux, des Auvergnats dont le foyer accueillant réchauffe le cœur. Me revient en mémoire ce chant qui parlait d'amitié, "comme l'on ne sait pas ce que la vie nous donne / il se peut qu’à mon tour je ne sois plus personne / alors un jour, peut-être, viendrai-je chez toi / chauffer mon cœur à ton bois (F. Hardy)."  Qui ne rêve d'être l'ami qui vient, ou mieux encore celui qui l'accueille.

  

13 mars 2021

Je vous écris de loin

 

"Quand on ne voit plus ses amis
peu importe qu'ils soient loin ou près
Si la vie ne nous séparait pas
comment saurait-on qui on aime ?
Le vent d'automne vient puis s'en va
les souvenirs ne s'effacent pas."
               Su Dongpo (蘇軾) (1037-1101)
 


Un an de confinement, si on s'écrivait? Lettre qui pourrait s'inspirer de ce court texte de Su Dongpo, venu du fond des âges et de l'autre versant de la Terre. Il garde toute son actualité.


 
Lu dans:
Su Dongpo 1037-1101, repris par Claude Roy dans L'ami qui venait de l'An Mil. Gallimard. Coll. L'Un et l'Autre. 1994. 176 pages.  Extrait p.159

11 mars 2021

Rêverie

 

"Que je voudrais         ton bras appuyé sur le mien
m’en aller lentement par un parc ancien (..)
Nous irions pas à pas     savourant l’heure brève
après tant d’amoureux nous ferions le beau rêve
dont les hommes toujours ont bercé leur ennui
la nuit d’été viendrait     la tiède et calme nuit
et nos cœurs sentiraient devant son grand mystère
à quel point     quand on aime     il est doux de se taire."
                        Fernand Severin


Lu dans :
Colette Nys-Mazure, Christian Libens, Pauline Cremers. Piqués des vers. 300 coups de cœur poétiques. Espace Nord. 2014. 410 pages.

Savoir-vivre d'ici et de là

 

«Au Japon, les meilleures pièces se trouvent à l’arrière de la maison, on se sèche après le bain avec une serviette humide, on quitte ses souliers et non pas son chapeau en entrant, on monte à cheval du côté droit, les clefs tournent dans un autre sens que chez nous, les menuisiers ne poussent pas le rabot, mais le tirent à eux, on compte sur ses doigts en commençant par l’auriculaire et en les repliant sur la paume de la main au lieu de les étendre, les livres commencent à ce que nous nommons la fin, les notes sont placées en haut des pages et le mot fin se trouve où nous mettons le titre.»
                        Corinne Atlan. Les bizarreries de la vie japonaise 



Je découvre quasi au même moment ces codes de la société japonaise et ceux de Buckingham Palace. C'est amusant. "L’organisation de la table illustre par exemple la différence des habitudes entre les deux rives de l’Atlantique. Dans les grandes demeures style « Downtown Abbey », le sel et la moutarde sont par exemple posés au centre de l’assiette principale. Les verres sont à droite (de même que les serviettes), le plus grand venant en premier, les autres se suivant dans l’ordre où les vins sont servis. Les cuillères sont toujours rondes. Quand le repas est terminé, on doit poser ses couverts à « six heures trente », signe que l’on peut desservir. Il faut rester raide comme un « I » sur le siège, les coudes serrés le long du corps et les convives gardent toujours la main sous la table. Le protocole veut que lors de l’entrée, les dîneurs parlent avec le voisin de gauche et, quand vient le plat principal, ils se tournent vers celui de droite. Au dessert, on peut choisir entre les deux celui ou celle qu’on préfère. On ne discute jamais politique, sexe et religion, sujets considérés comme exotiques dans un univers convaincu de représenter un peuple unique au monde. Les questions sur l’activité professionnelle sont jugées impolies tout comme sont bannis les prix de l’immobilier et les derniers déboires des célébrités, thème de prédilection des agapes citadines. En revanche, les attributs de l’existence champêtre de la « gentry » – vie du village, jardinage, écoles privées, chevaux, chiens…- mais aussi l’histoire ou les souvenirs de vacances à l’étranger, sont appréciés. Il faut aussi jouer des inépuisables nuances de l’humour."

 


Lu dans :
Marc Roche. Meghan, duchesse rétive aux codes de la noblesse. Le Soir 10 mars 2021. Extrait p.8
Corinne Atlan. Un automne à Kyôto. Albin Michel. 2018. 298 pages. Extrait p.277

10 mars 2021

On s'amuse, papa

 

“J'ai abandonné la pêche le jour où je me suis aperçu qu'en les attrapant, les poissons ne frétillaient pas de joie.”
                            Louis de Funès


Un jour, rêvassant sur le môle de Bournemouth, j'observais un père et son tout jeune fils pêcher à la ligne, tableau touchant s'il en est. Un petit poisson impropre à la consommation échappa à la nasse, mais pas au gamin qui s'en saisit pour le frapper sur le sol avec joie une vingtaine de fois. J'emportai l'image, et le mystère de la cruauté innée tapie au fond de nous.

 
 

09 mars 2021

Métaphore végétale

 

"Épissures: assemblage de deux cordages non par un nœud disgracieux ou une attache métallique, mais par l’entrelaçage soigneux des torons de l’un et l’autre."
Franceso Pittau



Epissure, un bien beau mot dont la définition constitue déjà tout un programme. Tresser patiemment, joliment, tout ce qui fait nos différences et notre richesse. On peut poursuivre la métaphore par la description des cordons de chanvre faits de fibres toujours nouvelles, prenant la relève de celles qui s'achèvent et qui, tressés, forment néanmoins une corde unique qui ne se rompt pas, filiation entre les vivants et les morts.


Lu dans:
Francesco PITTAU, Épissures, Arbre à paroles, 2020, 258 p., 17 €, ISBN : 978-2-87406-692-4
Jean-Michel Djian. Ivan Illich - L'homme qui a libéré l'avenir. Seuil. 2020. 240 pages. Extrait p. 232

08 mars 2021

Fleur de désert

 

"En cette nuit,
en cet instant de cette nuit,
je crois que même si les dieux incendiaient
le monde,
il en resterait toujours une braise
pour refleurir en rose
dans l'inconnu."
        Philippe JACCOTTET. Fragments soulevés par le vent

 

Dans le petit désert de Lompoul au Sénégal, une fleur, étonnée d'être là, se résout à ne vivre qu'un jour. Une photo d'elle me rappelle qu'aucun désert n'est totalement désespéré. 



 

Lu dans:
Emmanuelle Dourson. Si les dieux incendiaient le monde. Grasset. 2021. 256 pages. Extrait Exergue p.9

06 mars 2021

Tu ne voleras pas

 

"Comme j’aime cette ville où non seulement personne ne songe à s’approprier le bien d’autrui, mais où l’idée même que cela puisse arriver paraît inconcevable! "
                        Corinne Atlan



"Mon quotidien est troué de grands moments d’étourderie. Ce matin, par exemple, je me rends à vélo jusqu’à une petite boulangerie. (..). Sur le chemin du retour, mes baguettes tout juste sorties du four dans le panier porte-bagages, je ne peux m’empêcher de pester intérieurement contre le réparateur de bicyclettes chez qui j’ai fait une révision la veille. Il m’avait promis de me rendre l’engin comme neuf. Or la sonnette est un peu voilée et il reste des traces de rouille sur le cadre. Une négligence qui n’est guère coutumière des commerçants ou artisans japonais, perfectionnistes et attentifs au moindre détail…C’est seulement en mettant pied à terre, une fois arrivée chez moi, que je me rends compte que je me suis trompée de monture  ! Cette bécane grise et non cadenassée, comme la mienne, devait être garée elle aussi devant la boulangerie. Je repars illico en sens inverse. En arrivant, je remarque un homme d’une cinquantaine d’années errant comme une âme en peine sur le trottoir. Il va et vient le long de l’avenue, l’air solitaire et désemparé comme un héros romantique égaré dans une lande déserte. Je suis sûre que c’est le propriétaire du vélo. Renseignement pris, c’est bien lui en effet. Je lui explique ma bévue, il reste de marbre face à mes courbettes réitérées. Il n’a même pas l’air soulagé d’avoir retrouvé sa bicyclette. On dirait qu’il vient de vivre un événement surnaturel. Certain de s’être garé à cet endroit, il devait se demander s’il n’avait pas été ensorcelé par une renarde, comme on dit ici. Voilà sans doute près d’une demi-heure qu’il est là, effaré, ne sachant que faire. À aucun moment il n’a envisagé que quelqu’un ait pu subtiliser son vélo. Ou bien, s’il y a pensé, il n’avait pas la moindre idée de la conduite à tenir en pareil cas. Parce que cela n’arrive jamais. Un peu honteuse, je lui ai rendu sa bicyclette, ai enfourché la mienne. Je me suis retournée pour incliner la tête une dernière fois en guise d’excuse. Debout sur le trottoir, immobile, il me regardait m’éloigner, avec l’air perplexe d’un homme face à une énigme." 


Lu dans:
Corinne Atlan. Un automne à Kyôto. Albin Michel. 2018. 298 pages. Extrait pp. 82-83

05 mars 2021

Le goût du frais

 

"Dans ce petit restaurant, je m’extasie sur le goût délicat d’un carré de tofu soyeux, farci de minuscules poissons. La patronne livre sa recette  : déposer un bloc de pâte de soja bien frais dans une casserole d’eau froide où frétille de la blanchaille, faire chauffer doucement. Quand l’eau devient brûlante, les poissons se réfugient dans la fraîcheur du flan de soja, ce qui ne les empêche pas, naturellement, de finir ébouillantés. Soudain, le plat n’a plus tout à fait la même saveur. La cuisinière ajoute fièrement  : «  C’est préparé avec des poissons vivants  : on ne peut pas imaginer plus frais.  »  
                    Corinne Atlan

 

Lu dans:
Corinne Atlan. Un automne à Kyôto. Albin Michel. 2018. 298 pages. Extrait p.261

04 mars 2021

Le temps suspendu

 

"Foyer" est un mot que j'aime employer, car il réunit à la fois l'amitié, la chaleur et la proximité. 
                        Ivan Illich
 
 

C'est comme si le temps s'était arrêté. Quelques bouts de bois rassemblés font un feu, quelques notes murmurent une musique, quelques rondins dessinent une scène. On pressent sans le dire qu'on vit un moment rare, et que l'absence de mots n'est pas du silence mais une infinie présence. C'est la fin d'une histoire commune, cette heure où le jour hésite à basculer dans la nuit et qu'il importe de célébrer. On a allumé les brindilles à la loupe, concentrant les derniers feux du soleil en un foyer incandescent. C'est comme une famille, presque mieux, et on laisserait tout son héritage pour que ce moment se prolonge. Dernier chant, quelques notes de flute scellent ce qui s'est vécu. On rassemble les braises, chacun s'enroule dans sa couverture et la nuit nous enveloppe dans nos rêves.


  
Lu dans:
Jean-Michel Djian. Ivan Illich - L'homme qui a libéré l'avenir. Seuil. 2020. 240 pages. Extrait p. 224

03 mars 2021

Sagesse d'ivan Illich

 

"Notre société ressemble à cette machine implacable que je vis une fois dans un magasin de jouets à New York. C'était un coffret métallique. Il vous suffisait d'appuyer sur un bouton et le couvercle s'ouvrait avec un claquement sec. Une main métallique apparaissait alors. Ses doigts chromés se dépliaient, venaient saisir le bord du couvercle. Ils tiraient et le couvercle se refermait. Comme c'était une boîte, vous vous attendiez à pouvoir y trouver quelque chose. Elle ne contenait qu'un mécanisme de fermeture automatique."
                        Ivan Illitch



Considérez une journée qui vous serait offerte, hier, ou demain par exemple. Placez-y tout ce qu'on vous a vendu pour gagner du temps, du rêve, de l'aventure, de l'espace. Chic maison, smart TV, bling auto, big robot, speed PC, space audio. Ajoutez-y ce qu'on vous loue au mois pour lire, écouter de la musique, voir des films, laver votre auto, bénéficier des services d'un réparateur, d'un dépanneur, d'un nettoyeur sans limitation aucune. Chacune de ces merveilles contient son contrat d'entretien, son assurance, sa pilule de fin de vie qui vous amènera à la remplacer par une plus rapide encore. Vous disposiez d'une journée vaste comme le désert de Gobi, vous en avez fait un capharnaüm où chacun de vos pas fait tomber un vase chinois. La boîte de Pandore n'était qu'un piège, laissant échapper nos rêves pour un mécanisme de fermeture automatique appelé progrès.
 


Lu dans:
Jean-Michel Djian. Ivan Illich - L'homme qui a libéré l'avenir. Seuil. 2020. 240 pages. Extrait p. 233

02 mars 2021

T'as le bonjour du printemps

 

"Nous étions ensemble. J'ai oublié le reste."
                Walt Whitman(1819-1892)
 


Il y avait le virus, on a le(s) vaccin(s), et déjà s'annoncent les mutants du Bois de la Cambre, de la Boverie, de Louvain-la-Neuve. Une épidémie larvée qui ne dit pas son nom, printanière, dont les symptômes commencent à frapper nos plus jeunes, qu'une police guère féroce disperse comme elle peut aux cris de Liberté, liberté. Cheveux blonds, cheveux marrons.
Mêmes causes, mêmes effets: ce mercredi matin, le retour du soleil voit affluer en gare d'Ostende des trains bondés à 130% de leur capacité, que la police canalise ici aussi comme elle peut. Cheveux gris, cheveux blancs. Hormis la différence d'âge, rien ne sépare vraiment ces deux groupes, et pas plus les uns que les autres ne mettent vraiment en danger l'ordre sanitaire, mais on ressent diffusément que cela se complique.
Je regarde les uns, et puis les autres, m'interrogeant: de quel groupe suis-je au fond de moi? Pour le savoir, peut-être me faudrait-il partager "une parenthèse inattendue" du nom de la mythique émission de France 2 où Frédéric Lopez invitait trois personnalités de profession différente à vivre pendant 24 heures dans une cabane isolée et à réfléchir sur leur parcours. Laisser se croiser librement, attentivement, autour d'une fricassée,  les paroles de l'étudiant, du retraité, du policier et d'un quidam pour imaginer une sortie par le haut de cette année sans fin. Quand on repava le Quartier latin en 68, les plus enhardis partirent dans les Cévennes élever des moutons, et la vie reprenait en mieux. De quels moutons dans quel Larzac sont faits nos rêves en ce mois de mars 2021? Manquerions-nous de prophètes capables d'un discours alternatif au sempiternel "les chiffres sont mauvais" asséné depuis des mois? Le meilleur est peut-être devant nous, mais à inventer.


Lu dans:
Walt Whitman. Feuilles d'herbe (Leaves of Grass, trad. Jacques Darras). Collection Poésie. NRF Gallimard. 2002. 800 pages. Extrait p. 454 .  Walt Whitman (1819-1892) s'est imposé dans ce recueil comme le « poète américain », recueil qu'il ne cessera de remanier et d'augmenter tout au long de sa vie. Il en ouvre la première édition, en 1855, par une préface, véritable manifeste et déclaration d'indépendance de l'Amérique littéraire et de l'idéal américain : il chante la splendeur de la nature et les grands espaces, l'esprit de Frontière, la démocratie. Figure de la marginalité, guide mystique de la Nation, Whitman ouvre ainsi la route aux prophètes de la beat generation.