" Nul ne sait de quoi hier sera fait."
Proverbe russe
1913. La première du Sacre du printemps avec Stravinski, Nijinski,
Diaghilev et les Ballets russes se passe mal. Un remue-ménage tel que
Nijinski en coulisse n'entend pas la musique et doit compter les temps
dans sa tête pour entrer en scène. Stravinski furieux part avant la fin
sous les vociférations. Un siècle plus tard le ballet est considéré
comme une des œuvres les plus représentatives du XXème siècle.
Cette même année 1913 vivent à Vienne deux hommes dont l'un était
originaire de Linz et l'autre de Géorgie. Ils ne se sont sans doute
jamais adressé la parole mais se sont fort vraisemblablement croisés
dans un parc de la ville auprès duquel ils habitaient tous deux.
Le jeune homme de Linz s'appelait Adolf Hitler. Le Géorgien, qui était
un peu plus âgé, prendrait plus tard le nom de Staline. Le jeune
Autrichien peignait des aquarelles et venait souvent dans ce parc pour y
croquer différents points de vue. Staline, lui, était à Vienne pour
étudier la relation du marxisme à l'État-nation. Ni Staline ni Hitler
n'avaient conscience d'avoir arpenté le même parc viennois,
quotidiennement peut-être, au début de cette année 1913. Il se peut que
Staline ait remarqué la présence d'un homme mal habillé qui peignait
méthodiquement arbres, fontaines et façades. Hitler, de son côté, avait
peut-être levé les yeux vers un petit homme trapu qui se promenait
toujours en fumant des cigarettes russes. À la veille de la Seconde
Guerre mondiale, ils vont conclure l'un avec l'autre un pacte que Hitler
dénoncera, précipitant le conflit qui opposera leurs peuples.
On ne sait jamais de quoi hier sera fait, et c'est
réconfortant à double titre. Si nos échecs
passés n'étaient que l'envers de la réussite? Quant à nos rencontres
quotidiennes, si banales, de personnages étranges et différents, la
perspective que parmi eux se trouvera demain peut-être un Poutine, un
Depardieu ou un Obama laisse rêveur. Et nous-mêmes, qui serons-nous ?
Lu dans:
Henning Mankell. Sable mouvant. Seuil 2015. Points 380 pages. Extrait pp. 357, 360, 361
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