22 mars 2017

Ressusciter

“Au milieu de l'hiver, j'ai découvert en moi un invincible été.”
            Albert Camus

Le hasard des lectures me fait croiser hier mon confrère Mikhael Boulgakov, installé depuis peu en Sibérie à la sortie de ses études. La ville la plus proche est à une cinquantaine de kilomètres.  Il a soigné il y a deux semaines une petite fille de trois ans, Lidka, étouffant en raison d'une angine diphtérique apparue 24 heures plus tôt et que seule une trachéotomie en urgence était susceptible de sauver. Encore sous l'émotion, volubile, il raconte sa terreur du moment. "Du camphre est injecté pour l'anesthésier, et avec le scalpel, il lui a fait une incision verticale sur le devant de la gorge. Pas une goutte de sang n'a émergé, et il a dû s'y reprendre une seconde fois, en vain. Lentement, essayant de se rappeler les illustrations de ses études, il a alors commencé à séparer les tissus délicats avec une sonde et aussitôt un sang noir a jailli de l'extrémité inférieure de la plaie, inondant instantanément le champ opératoire en dégoulinant dans le cou de la petite patiente. Il a tenté d'étancher en vain la plaie avec des compresses, sans y parvenir, pas plus qu'en posant ça et là force pinces aux endroits où le sang jaillissait par petites saccades. Le front dégoulinant de sueur, il me dit qu'il a amèrement regretté à ce moment d'avoir entamé la médecine. Serrant plus large, plus fort, avec la fureur du désespoir et un peu au hasard il parvient enfin à étancher ce maudit saignement mais sans parvenir à trouver quoi que ce soit qui ressemble à la trachée. Cette plaie ne ressemblait à rien de ce qu'il avait étudié. Il passe ainsi deux à trois minutes à fouiner dans les chairs avec le scalpel, puis avec la sonde, en désespérant de trouver le maudit conduit et se demandant comment il allait annoncer la mort de l'enfant à ses parents, en attente dans la pièce d'à côté. L'infirmière lui essuie le front en silence, il dépose le scalpel ne sachant plus que faire d'autre, terrorisé à l'idée d'affronter le regard de la maman. Il reprend le bistouri, change l'orientation du trait d'incision, largement et en oblique vers le côté du cou, sépare les tissus et à sa grande surprise la trachée apparaît enfin.  Il la fixe de chaque côté avec un crochet, y plonge le scalpel et y enfonce une canule. Un silence de mort règne dans la petite infirmerie, l'enfant vire au bleu, est secouée par une violente convulsion au moment où la plaie expulse une fontaine de matière grumeleuse dégoûtante à travers le tube. Soudain, l'air siffle à nouveau dans sa trachée. En temps voulu, le tube d'argent a été enlevé et Lidka s'est complètement rétablie."

Petit récit édifiant pour ceux qui persistent à penser que décidément la médecine était plus belle avant. On comprend ce que Camus voulait dire quand il découvre en lui un invincible été au cœur de l'hiver: j'aime à imaginer la vie de Lidka ressuscitée, ses amours, ses enfants, ses activités quotidiennes au cours d'une vie qu'on lui souhaite aussi longue et belle que possible.


Lu dans :
Albert Camus. L'Eté. Retour à Tipasa. 1952

Mikhael Boulgakov (1891-1940). La trachée Steel. Cité par Michael Bloor dans la revue Hektoen International, numéro de printemps 2015 dans la rubrique Vignettes littéraires. www.hektoen.org

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