"A quoi bon la liberté, sans espace vide sur la carte ?"
Aldo Léopold
Cet air de liberté que possède la voûte céleste zébrée par le vol des
oiseaux migrateurs, ou la mer dont la ligne d'horizon avale les bateaux,
a peut-être quelque chose à voir avec l'absence de frontières, ces
espaces vides où tout peut s'écrire. Enfant il m'arrivait après l'école
d'aller me perdre dans "les terrains vagues", vierges de toute
construction, no man's land entre ces deux structures que sont la ville
et la campagne. Espaces livrés au ciel et à l'eau, omniprésente en de
vastes marécages habités par des poules sauvages, des canards, quelques
rares échassiers en pause migratoire et des petits rongeurs. J'y
ressentais une impression de liberté rarement retrouvée ultérieurement,
une dilatation de l'esprit et du temps qui à l'époque me servait de
voyages. On ne quittait guère sa commune en ces années-là et pourtant
que de pays superbes découverts, que de traquenards éventés, que de
grottes explorées, que d'oiseaux devenus mes compagnons de vol. Je ne
retrouvais jamais cette impression de grand large lors des jeux dans les
parcs voisins, si sages, si propres, territoire de prédilection des
jeunes mamans laissant jouer en toute sécurité les gosses, et les
chiens. Il ne reste guère de terrains vagues, où sont donc allées les
poules d'eau et où se sont évaporés les rêves dans ma tête? Il n'y a
plus de grottes à explorer, peu de traquenards contre lesquels je ne
sois assuré et l'espace céleste où volent les oiseaux a les limites que
leur ont laissées les buildings. Je ne vole désormais avec eux qu'en
pointillé, les perdant de vue sans cesse et le plus souvent pour de bon.
Il n'existe plus guère d'espace vide sur la carte, et même lorsque je
contemple la lune il me semble y distinguer quelques traces de pas. Dans
la rue où le printemps renaît, quelqu'un apprend à jouer de la flûte.
Étrangement, soudain me revient l'impression d'un envol, d'une liberté
qu'apportent ces notes balbutiantes, cet enfant au seuil de son
existence qui crée de la beauté du bout des doigts malhabiles. Les
terrains vagues sont de retour.
Lu dans:
Aldo Leopold. Almanach d'un comté des sables. Traduit de l'américain par Anna Gibson. Préface de JMG Le Clézio. Flammarion. 2000. Publié pour la première fois à titre posthume en 1949. 290 pages. Extrait p. 192
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