23 décembre 2012

Mon père ce héros


"Jour après jour, depuis la plage, un adolescent assiste aux évolutions d'un pilote d'acrobatie aérienne aux commandes d'un petit biplan. Tonneaux, boucles, perte de vitesse, glissades sur l'aile ou la queue, piqués, remontées en chandelle, brusques retournements, vrilles, redressements à basse altitude, passages sur le dos: chaque jour l'émerveillement dujeune garçon grandit à mesure qu'il apprécie mieux l'enchaînement des figures, leur rythme, toute l'aisance de cette pure beauté dans le ciel. Et voici qu'un jour il s'enhardit et se rend à bicyclette jusqu'au petit aérodrome dans l'espoir d'apercevoir son héros. Assis sur la barrière, un garçon à peine plus âgé est déjà là, et pour les mêmes raisons. Avec tout le sérieux dont l'adolescence est capable, il explique au nouveau venu que le biplan est un Stampe conçu en Belgique dans les années trente, qu'en dépit de son âge il est resté à l'acrobatie ce que le Stradivarius est au violon, qu'extrêmement léger, puisqu'il est fait de bois et de toile, il est tiré par un moteur de cent quarante chevaux qui en fait un petit bolide en même temps que sa double voilure lui assure la portance d'un grand oiseau. De fil en aiguille, et tout imbu de ce qu'il vient de lire dans la coupure d'un journal local affichée chez la boulangère, l'aîné ajoute que, si le pilote s'entraîne au-dessus de la mer, c'est pour ne mettre personne en danger s'il venait à s'écraser, qu'il est au nombre des quatre ou cinq meilleurs pilotes d'acrobatie au monde, qu'il a remporté de nombreuses compétitions, que, s'il vole le reste de l'année sur des avions plus rapides et plus modernes, il vient chaque été ici, pendant ses vacances, avec le Stampe démonté dans une remorque, que, en plus de ses exercices quotidiens, il s'entraîne chez lui à rester suspendu au-dessus d'une porte avec des bottes de gravité pour mieux se préparer à voler la tête en bas, que ses pires ennemis sont le voile noir qui, privant le cerveau de sang, peut lui faire perdre toute conscience pendant l'exécution d'une figure très serrée, et aussi l'éblouissement soudain du contre-jour, allié à toute la force de la réverbération du soleil sur la mer et qui, en quelques fractions de seconde, assez en tout cas pour enclencher le mauvais réflexe, peuvent se confondre à jamais dans son champ de vision.

Mais, déjà, le petit biplan se pose. Après deux ou trois cahotements, il s'immobilise sur le gazon. Le pilote arrache un dernier rugissement au moteur, qui répond par un curieux hoquet quand il coupe les gaz. Les deux adolescents s'attendent à voir descendre un dieu, peut-être Apollon lui-même, en tout cas un athlète. Ils aperçoivent un petit homme chauve, les cheveux grisonnants, ne mesurant guère plus d'un mètre soixante, très légèrement bedonnant, les pieds dans des charentaises d'un autre âge, ses lunettes de myope fixées sur le nez et les tempes par du gros sparadrap médical rose qu'il arrache maintenant en faisant la grimace avant de se moucher dans ses doigts, de les nettoyer soigneusement dans l'herbe, et de s'essuyer le visage du revers de sa manche parce que l'incroyable pression qu'il vient d'endurer et le froid intense dans le petit cockpit découvert ont inondé son visage de morve et de larmes. "
Lu dans:
Marcel Cohen. Faits. NRF Gallimard. 2002. 242 pages. Extrait pp. 44-46

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