16 décembre 2012

Inaccessibles rêves


"Grand-père bien-aimé, dis-je, donne-moi un ordre. Tu as souri, posé ta main sur ma tête. Ce n'était pas une main, mais un feu multicolore. Et ce feu s'est répandu jusqu'aux racines de mon esprit. - Va jusqu'où tu peux, mon enfant... - Ta voix était grave, sombre, comme si elle sortait de la gorge profonde de la terre. Elle avait atteint les racines de mon cerveau, mais mon cœur n'avait pas tressailli.- Grand-père, criai-je alors d'une voix plus forte, donne-moi un ordre plus difficile, plus crétois. Et brusquement, à peine l'avais-je dit, une flamme a déchiré l'air en sifflant (..) : -Va jusqu'où tu ne peux pas!-"
Nikos Kazantzaki. Lettre au Greco.

On croit deviner au loin la voix éraillée du grand Jacques Brel tenter, "sans force et sans armure, d'atteindre son inaccessible étoile". Transmettre nos impossibles rêves, tout en donnant les moyens de les réaliser, beau programme au soir d'une existence. Un vieux patient ayant beaucoup vécu avait coutume de rappeler qu'on n'apprend rien à retourner sur le terrain de ses réussites, alors que revenir sur le terrain des ses échecs avec de nouveaux outils, mieux adaptés, accompagné de plus jeunes, faisait progresser l'humanité. 

"Le cri que tu as entendu ne vient pas de toi seul. Ce n'est pas toi seul qui parles. D'innombrables ancêtres parlent aussi par ta bouche. Ce n'est pas toi seul qui désires: d'innombrables générations de descendants désirent déjà dans ton coeur. Tes morts ne reposent pas dans la terre. Ils se sont transformés en oiseaux, en arbres, en air. C'est à leur ombre que tu es assis, de leur chair que tu te nourris, de leur haleine que tu te gonfles. Ils sont devenus les idées et les passions qui déterminent ta volonté et tes actes. «Ne meurs pas, sinon nous mourrons!» crient les morts en toi. Nous n'avons pas eu le temps de jouir des femmes que nous avons désirées. Toi, trouve le temps de les aimer! Nous n'avons pas eu le temps de transformer nos idées en actes. Trouve-le, toi! Nous n'avons pas eu le temps de saisir le visage de notre espérance. Toi, saisis-le, fixe-le. Achève notre oeuvre, achève-la! Jour et nuit nous traversons ton corps en criant. Nous ne sommes pas partis, nous ne sommes pas séparés de toi. nous ne sommes pas descendus dans la terre. Nous sommes enfouis au plus profond de tes entrailles et nous continuons la lutte!»
Nikos Kazantzaki. Ancêtres.

Deux textes éclairants de l'oeuvre de Kazantzaki, l'inoubliable auteur de Zorba le Grec dansant le sirtaki sur la plage du "plus magnifique échec de sa vie". Et soudain la scène finale de ce film d'anthologie nous devient compréhensible.   


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