"Grand-père bien-aimé, dis-je, donne-moi un ordre. Tu as souri, posé ta main sur ma tête. Ce n'était pas une main, mais un feu multicolore. Et ce feu s'est répandu jusqu'aux racines de mon esprit. - Va jusqu'où tu peux, mon enfant... - Ta voix était grave, sombre, comme si elle sortait de la gorge profonde de la terre. Elle avait atteint les racines de mon cerveau, mais mon cœur n'avait pas tressailli.- Grand-père, criai-je alors d'une voix plus forte, donne-moi un ordre plus difficile, plus crétois. Et brusquement, à peine l'avais-je dit, une flamme a déchiré l'air en sifflant (..) : -Va jusqu'où tu ne peux pas!-"
Nikos Kazantzaki. Lettre au Greco.
On croit deviner au loin la voix éraillée du grand Jacques Brel tenter,
"sans force et sans armure, d'atteindre son inaccessible étoile".
Transmettre nos impossibles rêves, tout en donnant les moyens de
les réaliser, beau programme au soir d'une existence. Un vieux
patient ayant beaucoup vécu avait coutume de rappeler qu'on
n'apprend rien à retourner sur le terrain de ses réussites, alors
que revenir sur le terrain des ses échecs avec de nouveaux outils,
mieux adaptés, accompagné de plus jeunes, faisait progresser
l'humanité.
"Le cri que tu as entendu ne vient pas de toi seul. Ce n'est pas
toi seul qui parles. D'innombrables ancêtres parlent aussi par ta
bouche. Ce n'est pas toi seul qui désires: d'innombrables
générations de descendants désirent déjà dans ton coeur. Tes morts
ne reposent pas dans la terre. Ils se sont transformés en oiseaux,
en arbres, en air. C'est à leur ombre que tu es assis, de leur
chair que tu te nourris, de leur haleine que tu te gonfles. Ils
sont devenus les idées et les passions qui déterminent ta volonté
et tes actes. «Ne meurs pas, sinon nous mourrons!» crient les
morts en toi. Nous n'avons pas eu le temps de jouir des femmes que
nous avons désirées. Toi, trouve le temps de les aimer! Nous
n'avons pas eu le temps de transformer nos idées en actes.
Trouve-le, toi! Nous n'avons pas eu le temps de saisir le visage
de notre espérance. Toi, saisis-le, fixe-le. Achève notre oeuvre,
achève-la! Jour et nuit nous traversons ton corps en criant. Nous
ne sommes pas partis, nous ne sommes pas séparés de toi. nous ne
sommes pas descendus dans la terre. Nous sommes enfouis au plus
profond de tes entrailles et nous continuons la lutte!»
Nikos Kazantzaki. Ancêtres.
Deux textes éclairants de l'oeuvre de Kazantzaki, l'inoubliable
auteur de Zorba le Grec dansant le sirtaki sur la plage du "plus
magnifique échec de sa vie". Et soudain la scène finale de ce film
d'anthologie nous devient compréhensible.
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