"Chaque jour, après avoir accompagné son fils à l'école maternelle, une femme s'attarde à l'observer un instant à travers la porte vitrée donnant sur la cour de récréation. Et chaque jour, pendant quelques secondes au moins, suivant des yeux le petit anorak bleu roi et le bonnet rouge, elle est saisie de la même bouffée d'angoisse : c'est comme si l'enfant était déjà inaccessible dans la distance et la multitude de toute une génération. Alors qu'il était si désespéré à l'idée de la quitter, il y a quelques minutes à peine, le voici d'ailleurs, les joues encore mouillées de larmes, qui se met à sautiller et à courir comme tous les autres enfants. "
Marcel Cohen
Qui de nous n'a vécu pareille étape, involontairement cruelle: nos
enfants ne nous appartiennent guère. Au mieux, nous leur assurons une
piste de lancement, un espace de passage vers une existence propre. A
leur naissance, nous nous sentons pourtant investis d'une mission longue
comme un quart de vie, et quelques mois plus tard ils nous rappellent
déjà que nous ne constituons qu'une minime partie de leur univers. Pour
un temps, ils nous reviendront chaque jour, puis chaque weekend, puis
ils conduiront eux-mêmes leurs mioches en maternelle. Seule la porte
vitrée donnant sur la cour de récréation ne change guère, et je ne
changerais pourtant ma vie pour la sienne: nos petits d'hommes sont
faits de la chair dont on fait les projets, fragiles et forts à la
fois.
Lu dans:
Marcel Cohen. Faits. NRF Gallimard. 2002. 242 pages. Extrait p.149
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