16 novembre 2012

D'ombre et de lune


"Une nuit d'été, deux hommes jouent aux échecs sur le pont d'un navire. Soudain, la pleine lune, émergeant entre les nuages, projette si bien l'ombre des pièces à leurs pieds que les joueurs s'interrompent pour suivre cette seconde partie qui s'est engagée à leur insu et en grandeur nature. En effet, les pièces ne se détachent pas seulement sur le pont avec une netteté confondante : animées par le double mouvement du roulis et du tangage, elles grossissent, s'entre-dévorent, se ruent sur les joueurs eux-mêmes puis, démesurées, se font un instant hésitantes et refluent en s'amenuisant. Elles amorcent alors un mouvement de rotation, s'effilent, vacillent, se couchent, s'emmêlent, avant de surgir une fois encore de l'ombre. Mais les deux hommes aperçoivent maintenant une pièce supplémentaire : un fou, ou une reine, se déplaçant sur la diagonale à une vitesse telle qu'à l'évidence elle ne doit plus rien aux mouvements du navire : l'ombre d'un homme sur le pont. ".
Marcel Cohen

J'ai aimé ce court texte décrivant les plans enchevêtrés de notre existence où se superposent comme sur l'écran d'une lanterne magique nos actes, la représentation que nous nous en faisons et le monde extérieur. Nos vies sont ce jeu d'ombres et de lune sur le pont du navire qu'agite le roulis.


Lu dans:
Marcel Cohen. Faits. NRF Gallimard. 2002. 242 pages. Extrait p. 68

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