24 juin 2010

Faire son miel du presque rien

"Il faut d'abord mouiller la feuille. Après seulement tu peux commencer le dessin."
Philippe Delerm


Pour réussir une aquarelle, l'eau est essentielle que ce soit sur le papier ou les larmes dans les yeux. Audition douce-amère ce matin, à la faculté. De jeunes médecins candidats en spécialité, refusés au concours de leur choix, viennent plaider leur dossier pour être repris en médecine générale. Pour d'aucuns, une véritable punition: rêvant depuis des années de guérir les yeux, les cordes vocales ou les artères coronaires, ils se voient réduits à ne soigner que le reste. En France, certains en arrivent à recommencer une année entière en espérant mieux se classer et échapper à ce qui leur apparaît comme un envoi vers l'Hadès. Comme me le résume un ex-candidat en médecine physique: "J'ai tenté ma chance car qui ne risque rien n'a rien." Il a raté, entre les lignes on comprend qu'à ses propres yeux "il n'a rien" ... si ce n'est la perspective de pratiquer le métier de généraliste toute sa vie. Deux ou trois fondent en larmes en tendant leur lettre de motivation, et je me remémore le dessin féroce de Plantu à la Une du Monde croquant le retour d'un jeune généraliste avec sa trousse chez ses parents en pleurs : "tu as vu l'état dans lequel tu as mis ta mère en choisissant la générale." Meurtris, ils tentent tant bien que mal de s'insérer dans le groupe des futurs médecins généralistes ayant fait ce choix librement parfois depuis plusieurs années, et s'étant préparés durant toutes leurs études à ce qui constitue leur premier choix. De l'importance de réaliser ses rêves...

Au retour, je retrouve avec bonheur mon cabinet inondé de soleil, son désordre, son odeur d'encaustique mêlée de sueur et les patients qui se sont installés familièrement dans la salle d'attente. Quatre heures et dix consultations plus tard, paisibles, chaleureuses, rires et larmes, maux et guérisons, je m'accorde un moment de méditation bercé par l'angélus de Saint Guidon tout proche: la soirée peut commencer, ma tâche est finie pour ajourd'hui. Une fois de plus, il m'aura fallu me contenter comme me l'ont rappelé avec une cruauté involontaire mes étudiants ce matin d'être celui "qui ne connaît presque rien sur tout", même si comme le suggérait Raymond Devos "presque rien c'est déjà quelque chose". Le bonheur que m'aura apporté ce presque rien durant tant d'années est difficile à partager, et pourquoi d'ailleurs convaincre? Le bonheur est une expérience intime.

Lu dans:
Philippe Delerm. La cinquième saison. Rocher Littérature. 1983. 123 pages. extrait p. 122

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