15 novembre 2009

Pour la fierté d'une petite fille

"Je ne t'ai jamais fait honte."
Annie Ernaux

"Aux vacances d'été, j'invitais une ou deux copines de fac, des filles sans préjugés qui affirmaient « c'est le cœur qui compte ». Car, à la manière de ceux qui veulent prévenir tout regard condescendant sur leur famille, j'annonçais: "Tu sais chez moi c'est simple." Mon père était heureux d'accueillir ces jeunes filles si bien élevées, leur parlait beaucoup, par souci de politesse évitant de laisser tomber la conversation, s'intéressant vivement à tout ce qui concernait mes amies. La composition des repas était source d'inquiétude, « est-ce que mademoiselle Geneviève aime les tomates?». Il se mettait en quatre. Quand la famille d'une de ces amies me recevait, j'étais admise à partager de façon naturelle un mode de vie que ma venue ne changeait pas. A entrer dans leur monde qui ne redoutait aucun regard étranger, et qui m'était ouvert parce que j'avais oublié les manières, les idées et les goûts du mien. En donnant un caractère de fête à ce qui, dans ces milieux, n'était qu'une visite banale, mon père voulait honorer mes amies et passer pour quelqu'un qui a du savoir-vivre. Il révélait surtout une infériorité qu'elles reconnaissaient malgré elles, en disant par exemple, « bonjour monsieur, comme ça va-ti? Un jour, (il me dit) avec un regard fier: "Je ne t'ai jamais fait honte."


Pourquoi revenir au beau livre d'Annie Ernaux? Parce que j'en ai relu quelques pages, tard après Envoyé Spécial jeudi soir, ému par l'image finale de cette maman seule aux yeux rougis et gonflés par la fatigue, gardienne de parking 12 heures par jour - tout plutôt que le chômage - qui souffle "je voudrais tant que ma fille soit fière de moi". Avec la crise, de plus en plus de petits boulots (re)font leur apparition, permettant à de nombreux Français de joindre les deux bouts et de se reconvertir après un licenciement. Qu'il leur soit interdit de s'asseoir, de parler, de téléphoner ou de lire durant leurs heures leur donne presqu'une dignité supplémentaire, qu'on ne retrouve guère dans l'interview de leurs employeurs aux contrats d'embauche pour le moins surprenants. Sabine, 45 ans, se lève tous les jours à 4 heures du matin pour prendre un bus puis un train pour se rendre à son nouveau travail, elle est pompiste dans une station essence de supermarché, et touche 10% des pourboires que lui laissent les automobilistes. Claude, 52 ans, a longtemps travaillé dans la confection. Il est à présent vendeur de journaux à la criée au départ des trains de la gare du Nord à Paris. Mohamed, 32 ans, est "régulateur de flux" dans le RER, son rôle est de permettre aux voyageurs de mieux se répartir sur le quai et de prendre leur train sans bousculade. Le "je ne t'ai jamais fait honte" du père d'Annie Ernaux n'est guère loin.

Lu dans :
Annie Ernaux. La place. Folio.1983. 114 pages. Extrait p.92,93
Le retour des petits boulots. Un reportage de Guillaume Barthélémy et Guillaume Dumant. Envoyé Spécial. France 2. Jeudi 12 novembre 2009. 20h30

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