24 août 2006

La honte de survivre

“Since then, at an uncertain hour that agony returns
And till my ghostly tale is told
This heart within me burns.”

Coleridge, cite par Primo Levi

(« Depuis lors, à une heure incertaine, cette agonie revient
Et jusqu'à ce que mon effrayante histoire soit racontée,
Ce cœur en moi brûle.)

Une saison de machettes : suite . Je baigne encore dans le récit des machettes, et termine mes journées par quelques bonnes lectures comparées. Hier Rwanda versus Hannah Arendt ou la banalité du mal. Ce soir : l’incroyable retournement qui amène les victimes rescapées à se sentir coupables, de manière durable, allant parfois jusqu’au suicide comme ce fut le cas de Primo Levi, qui le premier décrivit ce paradoxe : le survivant se considère coupable par le simple fait d’être là, d’être vivant, mémoire et rappel vivant des abjections commises. On retrouve ces conclusions presque reprises mot pour mot dans les témoignages des tueurs et des rescapés du Rwanda, alors qu’il existe peu de chances qu’ils aient lu Lévi ou Semprun auparavant. C’est surprenant. Quelques extraits édifiants permettront d’illustrer ceci, tirés soit de Semprun (communiste résistant espagnol, rescapé de Buchenwald), soit de Lévi (Si c‘est un homme), soit de simples rwandais ayant participé ou échappé au massacre.

« Voudra-t-on écouter nos histoires?» se demande Semprun dans un livre sur les camps de la mort qu’il mit quarante ans à écrie (L’écriture ou la vie). Ce sentiment de ne pas être cru a été partagé par tous les déportés. Ceux qui ne pouvaient faire connaître publiquement leur expérience, décrivent l'impossibilité de parler de l’indicible, même en famille. Mais la société est-elle prête à les entendre? Primo Levi écrit qu’au fur et à mesure qu'il raconte ce qu'il a vécu, il voit les siens se détacher de lui et le laisser seul face à ses souvenirs.

« Le fait est que les rescapés gênaient, qu'ils étaient la preuve vivante - je parle de ceux qui avaient réchappé à l'extermination - que la France n'avait pas été aussi brave qu'on voulait le croire. Et puis, ces survivants développaient eux-mêmes un sentiment de culpabilité par rapport à ceux de leurs familles qui étaient partis en fumée. Ils étaient vivants par hasard. »
G. Semprun .

« PIO : Dans le camp des Tutsis, ce doit être très différent. Je ne connais pas leur situation, mais je pense que cette folie peut bien exister chez ceux qui ont échappé aux tueries. Celui qui a partagé son existence avec un nombre de morts; je veux dire celui qui a regardé un nombre de vaet-vient fatals en attendant son tour, celui qui s'est attendu tomber sanguinolent dans les dernières ténèbres, sa raison peut se gâter. Recevoir le mal, et la souffrance qui va avec, favorise plus la démence que le donner. »
Jean Hatzfeld. Une saison de machettes.

« PANCRACE: Chez les tueurs, la malaria ou le choléra ont beaucoup tué en prison. La peur de la vengeance a tué. La vie misérable ou les bagarres ont tué, mais les regrets jamais. La vie se montre trop vigoureuse contre les regrets et consorts. Celui qui a tué de trop dans les marais, il a tendance à abandonner ses souvenirs ensanglantés au milieu des cadavres qu'il a laissés. Il veut seulement se rappeler le peu qu'il a fait dans les marais aux yeux de tous, et qu'il ne peut pas nier sans être traité de menteur. Il cache le restant. Il égare les remords trop pénalisants. Sa mémoire se montre solidaire de son intérêt, elle zigzague pour le tirer à travers les risques de punitions. »

« Clémentine: « Moi, je vois que les rescapés et les tueurs ne se souviennent pas du tOut pareillement. Les tueurs, s'ils acceptent de parler à haute voix, ils peuvent dire la vérité sur tous les détails de ce qu'ils ont fait. Ils ont gardé une mémoire plus naturelle de ce qui s'est passé sur leur colline. Leur mémoire ne se cogne sur rien de ce qu'ils ont vécu, elle ne se sent pas dépassée par de terribles événements. Elle ne s'embrouille jamais dans la confusion. Les tueurs gardent leurs souvenirs à l'eau claire. Mais ces souvenirs, ils les partagent seulement
entre eux; parce qu'ils sont risquants. »

Les rescapés, ils ne s'entendent pas si bien avec leur mémoire. Elle zigzague sans cesse avec la vérité, à cause de la peur ou de l'humiliation de ce qu'il leur est arrivé. Ils se sentent blâmables d'une autre façon. Ils se sentent plus blâmables d'une certaine manière d'une faute qui leur échappe pour toujours. Pour eux, les morts sont proches, ils sont même touchants. Ils doivent composer de petites associations pour additionner et comparer leurs souvenirs, à pas prudents, sans se tromper. Mais par après, ils vont se rappeler des terribles événements sans peur des embûches.
Les rescapés cherchent la tranquillité dans une partie de la mémoire. Les tueurs la cherchent dans une autre partie. Ils ne s'échangent ni la tristesse ni la peur. Ils ne demandent pas la même assistance au mensonge. Je crois qu'ils ne pourront jamais partager une part importante de vérité. »

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