07 novembre 2014

Le temps qui passe et le temps qu'il fait


"La pluie est le mot de passe de ceux qui ont le goût pour une certaine suspension du monde. Dire que l'on aime la pluie c'est affirmer une différence."
Martin Page

Denis Grozdanovitch nous offre un merveilleux petit ouvrage sur "le temps comme il va", jouant sur la double signification du temps qui passe et du temps qu'il fait. Si aimer la pluie c'est affirmer une différence, "ne sufflt-il pas, pour s'en persuader, d'écouter les présentateurs météo de nos médias nous annoncer, lorsqu'il va pleuvoir (et peu importe que la végétation ait dû subir de dangereuses périodes de sécheresse) que le temps se dégrade ? Et n'est-il pas vrai qu'avouer une certaine affection pour la pluie vous classe immédiatement dans la catégorie des atrabilaires et des grincheux? "

"À l'arrière de cette maison, s'ouvrait, tournée vers l'ouest, une petite terrasse - vestige d'une ancienne grange - couverte d'un auvent en tôle. Cette terrasse surplombait un vaste espace permettant d'apercevoir, à la limite des champs, l'orée de la forêt. Les intempéries arrivaient presque toujours de ce côté et je me souviens du plaisir que je pouvais ressentir - la plupart du temps en compagnie du chat assis à mes côtés - à regarder s'amonceler les nuages avant-coureurs, puis à contempler l'avancée des régiments serrés de la pluie. Le ciel commençait à s'assombrir, les couleurs s'enfonçaient dans leur profonde et mystérieuse essence, un petit vent se levait, parcourant d'un frisson la végétation tout entière, et le monde paraissait se recueillir comme pour une cérémonie propitiatoire adressée au dieu Pan. Puis, au loin, par-dessus les frondaisons, on voyait s'avancer le rideau vaporeux de l'averse et les premières gouttes martelaient alors le toit de tôle, telles les notes éparses d'un prélude pourxylophone géant. Ensuite, à la maniere d'une charge de cavalerie, la précipitation s'avançait rapidement dans notre direction, couchant les blés, criblant la végétation des talus, puis finissait par s'abattre sur nous. Je ressentais un extatique et ineffable bonheur à me tenir ainsi à cet endroit, bien protégé - .seules quelques poussières d'eau venant effleurer mon visage -, à écouter le tambour polyphonique de la pluie sur le toit. Le fil intérieur de mes songeries se retendait alors jusqu'à ces mêmes instants de plénitude enfantine dans la maison de mes parents, au bord du fleuve ... et il me semblait que le  chat immobile, en posture de sphinx à mes côtés, était non seulement en parfaite empathie avec mes sensations mais encore, clignant doucement des yeux, les approuvait de son antique sagesse égyptienne. Une fois la pluie bien établie, je rentrais à l'intérieur, retrouvais ma table de travail et me mettais à écrire avec une aisance qui me paraissait découler du rythme même des gouttes tambourinant sur le toit. Il me semblait que ce rythme s'imposait par mimétisme à mes doigts sur les touches et aboutissait à ce que les mots et les images s'enchaînent avec facilité, s'intégrant avec fluidité à l'éternel « cours des choses » ... Combien de pages n'ai-je pas écrites ainsi, durant ces années-là, en état de transe « déliquescente », porté par la sensation de flotter telle une plume dérivant sur le dos d'un fleuve?"



Lu dans:
Denis Grozdanovitch. Petit éloge du temps comme il va. Gallimard 2014. Folio 5820. 132 pages. Extraits pp 24-25, 44-45.
Martin Page. De la pluie. Ramsay, 2007.

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