"Lu et à prouver."
Annie Ernaux
"Autre souvenir de honte: chez le notaire, il (mon père) a dû écrire le premier « lu et approuvé», il ne savait pas comment orthographier, il a choisi « à prouver». Gêne, obsession de cette faute, sur la route du retour. L'ombre de l'indignité. Dans les films comiques de cette époque, on voyait beaucoup de héros naïfs et paysans se comporter de travers à la ville ou dans les milieux mondains (des rôles de Bourvil). On riait aux larmes des bêtises qu'ils disaient, des impairs qu'ils osaient commettre, et qui figuraient ceux qu'on craignait de commettre soi-même. Une fois, j'ai lu que Bécassine en apprentissage, ayant à broder un oiseau sur un bavoir, et sur les autres idem, broda "idem" au point de bourdon. Je n'étais pas sûre que je n'aurais pas brodé "idem."
En quelques pages d'une écriture sobre et dense, Annie Ernaux raconte son père. Paraphrasant Jean Genet qu'elle cite en épigramme, elle tente l'écriture comme "dernier recours quand on a trahi", en une tentative pathétique de combler le fossé insidieux qu'elle a laissé se creuser entre cet homme simple, terrien de Normandie, avare de ses mots et de ses sentiments et sa fille devenue agrégée en lettres. Un récit dépouillé qui possède une dimension universelle et qui m'a ému.
Lu dans :
Annie Ernaux. La place. Folio.1983. 114 pages. Extrait p.59
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