30 septembre 2024

Electeurs dès le berceau

 "C'est trop mignon, un enfant qui joue à voter. Il y a un décalage humoristique. Le visage du faux petit électeur est si sérieux ! Les adultes le contemplent avec tendresse, on en profitera pour prendre une photo. (..)
- J’espère que tu avais bien lu tous les programmes avant de décider !  (..)
- Et toi Jean-Michel, l'adulte, tu les avais bien lus, tous les programmes ?
Ça y est, le jeu est terminé; l’enfant touche à nouveau le sol, retourne au monde réel. Le monde réel solide, stable, raisonnable. Celui où les enfants ne votent pas. "
                        Clémentine Beauvais


À travers le monde, la seule chose qui soit universelle dans le suffrage du même nom, c’est que les enfants en sont universellement exclus. Cette exclusion nous semble évidente, comme paraissait évidente jusque 1949 que les femmes n'y aient pas accès non plus. Les motifs invoqués à l'époque étaient similaires, le manque de discernement lié à une scolarité limitée, et le risque de manipulation par l'entourage. Aujourd'hui, ce sont pourtant ces 20% de non-électeurs "mineurs" (terme révélateur de la place qu'on leur accorde) qui subissent à chaque instant les conséquences de mesures politiques prises par les adultes. Parfois, ces mesures sont dans leur intérêt, souvent non. Les enfants sont parmi les premiers citoyens à souffrir des décisions qui n’avaient en apparence rien à voir avec eux, néanmoins atteints plus profondément et plus durablement que les adultes par la pauvreté, le manque de soins, les coupes dans l’enseignement, les failles des services publics, la complexité des demandes d’aide. D'où l'idée, saugrenue en première approche, mais qui fait déjà débat dans plusieurs cercles académiques, d'accorder un droit de vote identique à tous dès la naissance. Cet élargissement du nombre d'électeurs viserait à augmenter l'inclusivité et la représentativité de la société dans son ensemble, y compris les plus jeunes, ce qui pourrait influencer les priorités politiques en faveur des générations futures. 

Certains adultes sont déjà conscients de cette injustice fondamentale actuelle faite aux enfants par leur interdiction de voter. Un ami me parlait récemment d’un voisin âgé qui souhaitait voter pour un certain parti politique, tandis que tous ses petits-enfants votaient pour un autre. Il a fini par voter pour le parti soutenu par ses petits-enfants : « Je ne suis pas d’accord avec eux », a-t-il confié à mon ami, « mais c’est ce qu’ils veulent, et c’est eux qui vivront avec les conséquences. »  Modeste contribution sans doute, mais on peut se réjouir de ce tout petit signal envoyés à nos plus jeunes: vous êtes les bienvenus. Comme le conclut Clémentine Beauvais dans un stimulant ouvrage, "Un jour, ce sera peut-être : vous êtes chez vous. Alors, on y va ? Nous ferons, nul doute, un saut dans l’inconnu. Nous ne savons rien de ce à quoi peut ressembler un pays, un continent, un monde où les enfants votent. Ce qui est certain, c’est que ce sera par définition plus juste. Et si les enfants ont tout à y gagner, il n’est pas impossible que les adultes, eux aussi, en sortent un peu grandis."



Lu dans: 
Clémentine Beauvais. Pour le droit de vote dès la naissance. Gallimard. Tracts. N° 59. 2024. 44 pages

28 septembre 2024

La dernière passion de Marguerite Yourcenar

 "Elle avait fini sa carrière promue, montée en grade, une ultime fois décorée sous l'amicale pression de ses amis, honorée sous toutes les coutures, médaillée, flattée sans jamais rien avoir voulu. Juste l'obligée d'un monde qu'elle avait cru déjouer."

                            Étienne Faure


1980. Elle a 76 ans et est reçue à l'Académie française, première femme à siéger sous la Coupole. Qui peut deviner que Marguerite Yourcenar, congratulée de toute part, vit ces honneurs comme une femme dédoublée? Sitôt la cérémonie achevée, très digne, elle va saluer le président Valéry Giscard d'Estaing et son épouse puis s'éclipse, impatiente, désinvolte pour rejoindre dans le Marais, loin des ors de la République et des caméras de la télévision française, son nouvel amour secret, Jerry Wilson un jeune photographe américain homosexuel de quarante-six ans son cadet. Elle vient de perdre Grace Frick sa fidèle compagne de quatre décennies, et semble ne plus rien avoir à attendre de la vie quand elle affronte le plus inimaginable bouleversement existentiel. Éblouie par la beauté de celui qui lui rappelle un amour de jeunesse impossible, elle fait de lui son secrétaire, son chauffeur, bientôt l’organisateur de voyages au bout du monde. Est-ce bien la même personne qui écrivait au début de son existence littéraire que "l'amour est un châtiment. Nous sommes punis de ne pas avoir pu rester seuls. (Feux)" Commence ainsi un roman d’amour aussi improbable que dangereux, aussi destructeur que littérairement fécond. Jerry Wilson la délaisse pour un nouveau compagnon et meurt du sida cinq ans plus tard. Le cœur des grandes dames est-il fait d'une étoupe particulièrement inflammable, où on retrouverait les passions tardives de Marguerite Duras et de Yann Andrea, de Piaf et Théo Sarapo, de Sarah Bernhardt, Ninon de Lenclos ou Georges Sand sans oublier l'amour dévorant d'Héloïse pour Abélard? Marguerite Yourcenar meurt un an après son dernier amour (1987), avec une épitaphe tirée de L'Œuvre au noir "Plaise à Celui qui Est de dilater le cœur de l'homme à la mesure de toute la vie."  


Lu dans: 
Étienne Faure. Et puis prendre l'air. Collection Blanche. Gallimard. 2020. 136 pages. Extrait pp. 64-65
Christophe Bigot. Un autre m'attend ailleurs. La Martinière. 2024. 304 pages. Extrait pp. 20-21

27 septembre 2024

Réflexion sur la guérison

 "Guérir ne consiste pas à retourner à un état précédent mais à faire le deuil de la réparation pour accomplir plutôt une forme de création."

                        Cynthia Fleury


Sans nier le pouvoir destructeur de la maladie, ce n'est guère une fatalité. Les récents Jeux Paralympiques mirent en évidence bon nombre d'athlètes nous surprenant par leur capacité de dépassement, et le quotidien d'un médecin est tissé de récits de malades sortis plus forts d'une affection considérée initialement comme une malédiction. Changements d'orientation professionnelle, épanouissement de talents créatifs ignorés, acceptation sereine de ses nouvelles limites, la maladie est parfois davantage une passerelle qu'un obstacle. Occasion aussi de prendre le large, métaphore marine vers le grand large existentiel, de dépasser une certaine lassitude dont on ne comprend pas toujours la cause. Il faut dès lors naviguer, traverser, aller vers l'horizon, trouver un ailleurs pour de nouveau être capable de vivre ici et maintenant.


Lu dans: 
C. Fleury, citée par Cathérine Markereel. L’arbre à clous: délivrez-nous du mal. Le Soir Culture. 27 septembre 2024
Cynthia Fleury.  Ci-gît l'amer : Guérir du ressentiment. Gallimard NRF. 2020. 336 pages

26 septembre 2024

Les jours de pomme d'or

 "Il y a,

il y a des jours de raisins doux, de pommes d’or,
de quoi faire taire notre vieille soif.
Il y a des jours de fruits amers,
quand les pépins écrasés
nous blessent un peu la langue,
Il y a des jours de courte paille
où trois fois l’on tire la plus courte.

Ainsi nous avançons, nous souvenant
et oubliant, marée haute, marée plate,
que le bonheur est un mélange
et que jamais il ne ressemble
ni tout à fait à ce que nous croyons
ni à lui-même,
ni à lui-même."
                    Francis Dannemark


Petite pensée pour cet ami-poète tôt disparu, dont la l'écriture douce-amère constituait la marque de fabrique.



25 septembre 2024

Sagesse trompeuse des indifférents

 "Dans L'Enfer de Dante, le premier cercle est réservé à ceux qui n'ont commis aucun crime mais sont restés indifférents pendant qu'on les perpétrait."

                                Marcel Cohen



Il arrive aux auteurs les plus crédibles d'être approximatifs. A relire La Divine Comédie de Dante Alighieri (1265-1321), ceux que décrit Marcel Cohen sont les âmes du Vestibule de l'Enfer, et non pas le premier cercle (aussi appelé le LImbe). Zone de transition floue, ce vestibule est réservé aux âmes des indifférents, ceux qui n'ont pris ni parti pour le bien ni pour le mal durant leur vie, ayant refusé de s'engager pour s'installer dans une neutralité confortable. Ces âmes sont condamnées à courir éternellement après un drapeau vide, tout en étant piquées par des guêpes et des mouches, symbolisant leur tourment intérieur et leur lâcheté morale. Elles ne sont pas vraiment en Enfer, mais ne méritent pas non plus d'entrer au Paradis ou même au Limbe. En ferions-nous partie? On s'en défendrait, quoique... Certains jours, éteignant les news télévisées, consultant l'état de nos avoirs dans un grand groupe bancaire aux investissements pas si neutres, déchiffrant l'origine de l'avocat, des dattes et des raisins qui mûrissent dans la corbeille à fruits, de l'appareil à gazéifier l'eau du repas, ou de la destination opaque de notre armement réputé, me prend l'envie de relire les "réflexions d'un spectateur coupable" de Thomas Merton (1970). Les guêpes et les mouches décrites par Dante sont éternelles. 


Lu dans:
Marcel Cohen. Cinq femmes. NRF Gallimard. 2023. 188 pages. Extrait p. 22
Dante Alighieri. La Divine Comédie. L'Enfer, Le Purgatoire, Le Paradis. Flammarion. Poche. 2010. 628 pages. Composée entre 1303 et 1321n, sa première édition retrouvée daterait de 1843.

24 septembre 2024

Triste pluie


 "On attribuait à ce patriarche une rigueur morale telle qu’on ne l’avait jamais vu verser une larme. Rien n’était plus faux; d’un naturel pudique, il ne lâchait ses pleurs que sous la pluie."
                                Lucas Mommer


Les grandes douleurs sont muettes.


Lu dans: 
Lucas Mommer. Micro-drames. Cactus inébranlable. Coll. Microcactus. 2024. 110 p. Extrait p.191

20 septembre 2024

 « Les meilleures choses dans la vie sont gratuites. Les deuxièmes meilleures choses sont très chères. »

                                    Clint Eastwood



19 septembre 2024

Automne


 "À la fin de septembre les étoiles refroidissent
et il y a dans le pré une odeur de pommes trop mûres
J’aimerais que la mer qui voyage sans cesse
m’écrive une lettre de sel très blanc avec juste une ombre de mélancolie
où elle me parlerait de pays très lointains et de rivages verts
une lettre pour l’automne.     Nous la lirions sous la lampe
parce que les journées raccourcissent au moment des vendanges
et que l’océan est loin malgré le vent qui nous en parle.
J’ai monté des bûches et le petit bois pour allumer du feu
et je regarderai la flamme danser sur tes pommettes."
                            Claude Roy



Rien ne surpasse un bel automne, lumineux comme l'été avec déjà une fenêtre ouverte sur l'hiver. Après la saison des moissons vient l'époque des vendanges, des bûches à faire sécher, du ramassage des pommes. On va regagner sa tanière.


Lu dans: 
Claude Roy. Claude Roy, un poète. Recueil. 1985. Gallimard. 125 pages.

18 septembre 2024

Et la plume s'envole

 "Il avait toujours pris la vie avec légèreté. Aussi, quand il ouvrit la fenêtre pour se jeter dans le vide, il ne chuta pas: il s’éleva."

                            Lucas Mommer


La légèreté n'a pas toujours eu bonne presse et s'entendre remettre sa dissertation commentée d' "un peu léger, votre travail" n'était guère valorisant, assimilé à une forme de superficialité. Et si la légèreté était davantage une affirmation joyeuse de la vie et à tous les devenirs possibles,  en opposition au ressentiment, à la lourdeur des idées figées? Le taoïsme y voit ainsi un état de fluidité, d'harmonie avec le flux naturel des choses, la capacité d'agir sans effort, sans lutte, et d'adopter une attitude de détachement face aux aléas du monde. Rendre aux contretemps de l'existence leur juste place, sans leur accorder une importance excessive.


Lu dans: 
Lucas MOMMER. Micro-drames. Cactus inébranlable. 2024. 110 p. Extrait p.46

17 septembre 2024

Les temps modernes

 «L'usine du futur n'aura que deux employés, un homme et un chien. L'homme sera là pour nourrir le chien. Le chien sera là pour empêcher l'homme de toucher à l'équipement.»
                        Warren G. Bennis

  


«L'espèce humaine sera [...] devenue une race dévouée à l'entretien des machines. » La réflexion émise en 1964 par Isaac Asimov était en-deça de la réalité. Loin des chaînes de montage des"Temps modernes" de Charlie Chaplin, alignant des ouvriers asservis au rythme de leur machine, des robots font actuellement tourner des usines entières. Faut-il s'en réjouir ou s'en désespérer? Des patients me décrivaient, au début de ma pratique, leur atelier où les chants accompagnaient les gestes, et où les ouvrières - comme dans Carmen - fabriquaient les cigares en les roulant sur leurs jambes nues. Entre cette vision idyllique du travail et la déshumanisation d'une usine vide, cinquante ans ont passé. L'homme et son chien connaissent plusieurs variantes: vigie de nuit en usine certes, mais aussi chien d'aveugle, vagabond au repos sur un banc de New York (voir l'image), promeneur en forêt avec son compagnon à laisse. L'automatisation des tâches répétitives reste avant tout une libération, pour autant qu'elle permette une activité de substitution créative. Il faut se méfier des images au départ présentées comme désespérantes.
   


Lu dans:
Rutger Bregman. Utopies réalistes. Seuil. 2017. 250 pages. Extrait p.176
Warren G. Bennis. Cité par Mark Fisher. The Millionaire's Book of Quotations. Thorsons. 1991. p. 15.



15 septembre 2024

Te Nande


"Taraouaca umbari karanê
Mouroane umbari saranê
Kaho anze umbari te nande
Te nande, te nande
Te nande, te nande."
         

"Quelle est notre origine, d’où venons-nous, d’où venons-nous?
Taraouaca, la rivière rivière nous guide
Mouroane, l'esprit de la forêt, nous protège
Nos ancêtres nous montrent d’où nous venons."
                    Te Nande. Curawaka


En français, Te Nande peut se traduire par "D'où venons-nous ?" ou "Quelle est notre origine ?". Musique incantatoire issue de la culture Huni Kuin, peuple indigène d'Amazonie, cette mélodie incite à à une réflexion sur les origines, l'appartenance et la connexion à la terre et aux ancêtres, des thèmes récurrents dans la spiritualité et la culture Huni Kuin. L'album de Curawaka, intitulé Te Nande, reflète cette quête des racines et de la compréhension de soi à travers la sagesse ancestrale.  Leçon d'humilité qui redonne à l'humain sa juste place, en écho à la sagesse du moine Thomas Merton: "Nul n’est une île, en soi suffisante / Tout homme est une parcelle de continent, une partie du tout."


Lu dans:
Te Nande. Curawaka. 2019. Traditionnel en langue Huni Kuin , peuple indigène d'Amazonie, notamment au Brésil et au Pérou.
Thomas Merton (1915-1968). Nul n'est une île. Traduit par : Marie Tadié. Points Sagesses. Sagesses. 1993. 216 pages

13 septembre 2024

Bloody Sunday

 "There's many lost, but tell me who has won?"  Beaucoup ont perdu, mais dites-moi qui a gagné ?  
                U2.  Sunday, Bloody Sunday

                

Le récit sinistre des conflits actuels qui s'éternisent remet en lumière l'éternelle question: qui gagne et qui perd au terme d'une confrontation armée meurtrière? A Ablain-Saint-Nazaire, dans le Pas-de-Calais fut érigé un émouvant mémorial baptisé « Anneau de la Mémoire », une création gigantesque visant à rappeler les morts au combat dans cette région de l'Artois, marquée par les offensives extrêmement meurtrières de l'armée française en 1915. Juxtaposé à ce qui est le plus vaste cimetière militaire français, celui de Notre-Dame-de-Lorette, cet étonnant monument se dresse depuis 2014. Cinq cents panneaux d'acier de 3 mètres de haut, assemblés en ellipse sur une surface de la taille de deux terrains de football, le composent. Sur chaque panneau figure le nom d'environ 1 200 soldats tués dans le secteur Nord-Pas-de-Calais au cours du conflit. Au total, 576 606 combattants sont identifiés sur les 499 premiers panneaux, le cinq-centième laissé vierge afin d'accueillir les patronymes de soldats portés disparus non-encore retrouvés. L'Anneau de la Mémoire recense tous ces morts au combat sans mentionner ni leur nationalité ni leur grade, renvoyant à plus de quarante nationalités. Les patronymes identiques sont nombreux, les prénoms par contre illustrent bien les diverses nationalités des victimes. L'objectif étant de souligner la proximité ethnique, historique et culturelle de beaucoup de ces jeunes Européens qui se sont entre-tués sur le front occidental avant que s'établisse une sorte de fraternité posthume. 


Lu dans: 
Jean-Michel Steg. Qui a gagné la guerre de 14? Enquête sur l'après-guerre de 1918 à nos jours. Perrrin. 2022. 267 pages. Extrait pp 12,13,14
U2.  Sunday, Bloody Sunday. Sortie le 21 mars 1983, cette chanson qui rend hommage aux morts de Derry, le dimanche de janvier 1972 qui deviendra aussitôt le Bloody Sunday.

12 septembre 2024

L'instant capté


"Il arrive parfois     au plus absent des jours
qu’un ange     déroule une échelle de lumière
dans un rai de poussière
l’esprit s’y agrippe     et l’âme s’y désaltère  (..)

Ainsi fut-il     fugitive offrande     cet arc-en-ciel du soir
immensément radieux         ostentatoire même
en arrière-fond du parking d’une surface marchande
peuplée de familles du samedi soir aux chariots pleins

soudain immobiles tournées vers l’inouïe lumière
tous     bras droit en l’air muni d’un portable
pour capter la beauté céleste         irréelle
émouvante         gratuite     et renouvelée de l’univers.
                Jeanne Champel Grenier. Signe


Que serions-nous sans la beauté? Inattendue et gratuite, faisant effraction dans notre journée, aussi réelle que fugace.  Une mélodie dans la rue, un arôme de café fraichement torréfié par la porte d'une devanture, un rayon de soleil dans la ramure du marronnier de septembre, l'envol d'un oiseau surpris, le scintillement d'un bel avion dans le bleu du ciel. Cadeaux que rien n'annonce, et qu'il faut saisir avant qu'ils ne s'estompent tout aussi soudainement.


Lu dans:
Jeanne Champel Grenier. Signe. Une seconde éternité, proses, poèmes et tableaux. Ed. France Libris. 2021. 78 p

11 septembre 2024

Entre illusion et utopie

 «L'utopie est à l'horizon. Je m'approche de deux pas; elle recule de deux pas. Je fais encore dix pas et elle s'éloigne en courant de dix pas encore. J'aurai beau avancer, je ne l'atteindrai jamais. À quoi sert donc l'utopie? Elle sert à cela: continuer à marcher.»
        Eduardo Galeano (1940-2015)

                    



Immortalisée par Hergé, l'oasis dans le désert qui recule au fur et à mesure de la progression de Tintin a nourri notre imaginaire d'enfance. Mirage? Utopie? Mirage bien sûr. Ne nous y trompons pas. Un mirage est un phénomène optique, une illusion, un leurre qui dupe nos sens, tandis qu'une utopie est un idéal théorique qui peut sembler impossible à réaliser, mais qui n'a pas pour but de tromper, au contraire, il incarne une aspiration vers un monde meilleur. A l'heure où nous envahissent les images, les sons, les vidéos issues de l'intelligence artificielle, vit-on dans les illusions ou dans les utopies?


Lu dans: 
Rutger Bregman. Utopies réalistes. Seuil. 2017. 250 pages. Extrait p.239

10 septembre 2024

Sagesse douce amère du grand âge

 "L’époque vieillit mal. Dès qu’on commence à se plaindre que le son est trop fort dans les discothèques, que les policiers sont trop jeunes et qu’ils nous font rire sous cape quand ils prennent cette allure de faux cow-boys, que les voitures roulent trop vite, que les gens ne respectent plus les règles de la circulation et que plus personne ne sait à quoi sert le feu jaune, que la politesse est devenue une forme de flatterie publique, que les femmes qu’on a connues rajeunissent à si folle allure qu’on a l’impression de les croiser en remontant le temps, que les médecins sont devenus insensibles aux états d’âme de patients eux-mêmes survoltés, qu’on n’arrive pas à comprendre ce que disent ces animateurs de la télé qui n’articulent pas et parlent décidément trop vite, dès qu’on se plaint que des gens qu’on connaît à peine vous téléphonent tôt le dimanche matin, qu’il n’y a plus de bons écrivains comme du temps de Malraux et Miller, que le cinéma italien a connu son âge d’or dans les années 60 et que cet effritement s’est fait à notre insu, enfin dès qu’on évoque à tout bout de champ son enfance, comme je le fais, c’est qu’on a vieilli." 

                            Dany Laferrière.


Féroce mais si vrai. De tous les vieux, les pires étant ceux qui proclament en permanence être restés jeunes.


Lu dans: 
Dany Laferrière. L'art presque perdu de ne rien faire. Grasset. Collection bleue. 2014. 432 pages

09 septembre 2024

Le bel automne

 « Un jardinier me fait remarquer que c'est en automne qu'on perçoit la vraie couleur des arbres. Au printemps, l'abondance de la chlorophylle leur donne à tous une livrée verte. Septembre venu, ils se révèlent revêtus de leurs couleurs spécifiques, le bouleau blond et doré, l'érable jaune-orange-rouge, le chêne couleur de bronze et de fer. »

        Marguerite Yourcenar, Écrit dans un jardin



Lu dans: 
Chrsitophe Bigot. Un autre m'attend ailleurs. La Martinière. 2024. 310 pages. Extrait p.23

07 septembre 2024

Sagesse de Stig Dagerman

 

"Tout ce qui m'est arrivé d'important
et a rendu ma vie merveilleuse:

la rencontre avec un être aimé
une caresse sur la peau
une aide dans un moment critique
le spectacle d'un clair de lune
une promenade en mer à la voile
la joie que l'on à donnée à un enfant
le frisson devant la beauté d'un paysage.

Tout cela se déroule en dehors du temps
en l'espace d'une seconde ou en l'espace de cent ans.
Le bonheur se situe en marge du temps."
            Stig Dagerman



Rien n'est aussi fragile que le bonheur, comme en témoignent ces paroles lumineuses de celui qui est considéré comme un des écrivains suédois les plus importants des années 1940. Envoyé en Allemagne en 1946 pour témoigner pour son journal des dégâts de la guerre, il publie "Automne allemand", et arrête d'écrire. Le 4 novembre 1954, il s'enferme dans son garage et se suicide en laissant tourner le moteur de sa voiture, laissant un dernier texte désespéré "Notre besoin de consolation est impossible à rassasier".


Lu dans:
Stig Dagerman. Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. 1952.Actes Sud 1993. 21 pages,

06 septembre 2024

Ex ministre

 "Être ancien ministre, c’est s’asseoir à l’arrière d’une voiture et s’apercevoir qu’elle ne démarre pas."

                            François Goulard   


Cette réflexion douce-amère de François Goulard, ancien ministre de Jacques Chirac en 2012, lui avait valu à l’époque le prix de l’humour politique.


Lu dans: 
Par Nathalie Segaunes. L’étalage des ambitions de ces ministres qui se verraient bien rester dans le futur gouvernement. Le Monde. 4 septembre 2024.

05 septembre 2024

Miroir

 

Je suis svelte, comme tu le veux
Et je prends soin de moi,
comme il convient pour une femme que tu aimes.
J’utilise ta brosse à dents
et ma langue sait bien répéter, comme tu le souhaites,
les mots qu’il faut
avec calme et dignité.
J’aime la même musique que toi.
Je possède tes livres.
J’embrasse les lieux que tu visites.
Je te ressemble beaucoup.
Tu m’as fait devenir toi.

Je ne t’aime plus
                    Hanadi Zarka. Miroir

Lu dans:
Hanadi Zarka. Trad. Maram al-Masri. Anthologie des femmes poètes du monde arabe. Le Temps des Cerises. 2012


04 septembre 2024

C'était hier

 

"Les jeunes sont de plus en plus violents, de plus en plus jeunes."
            Article de presse de 1900, lu sur France Inter par Henri Leclerc.




Henri Leclerc, grand avocat français mort le 31 août, à l’âge de 90 ans, n'hésitait pas à monter au créneau pour dénoncer les idées qui choquent et les idées de haine, ainsi que la tentation de ne résoudre les problèmes de la jeunesse que par la police. Le rappel à l'antenne de cet article de presse de 1900, qui aurait pu dater de la veille, peut nous inspirer. Être avocat, c’est aussi lutter contre les litanies.


Lu dans:
Laure Heinich. Il a montré que l’on pouvait être à la fois une mascotte et une légende. Le Monde 3 septembre 2024.

03 septembre 2024

Des étoiles qui rient

 "Il faut bien admettre que nos vies n'ont aucune importance. Nous aurions pu ne pas être. Nous sommes. Minuscule événement, infime détail en regard de la Grande Ourse, là-bas, et des atomes éternels. Pourtant, notre vie, elle, n'est pas « là-bas » : elle est là devant, dérisoire mais pleine, passagère mais indépassable. Je n'ai qu'elle, je ne vois le monde qu'à travers mes yeux, je ne le touche qu'avec mes mains, au cœur de ce qu'il y a toujours de mal fagoté, de pas fini, dans l'existence humaine." 

                        Pascal Chabot


Peut-être un des derniers soirs d'été à contempler le ciel immense sur la terrasse. Que j'aime ce moment avant la nuit, la ville qui dort, la ligne d'horizon des maisons voisines, le bruit familier d'une vaisselle, une conversation que laisse entendre une porte ouverte, ces avions qui arrivent de loin, ceux qui s'en vont, comme portés par les nuages immobiles. Humains, et fragiles. Nous sommes des passagers sur la terre. Puis le regard s'éloigne, change de focale, aux frontières du visible de ce qu'autorise la luminosité d'une ville la nuit: les étoiles, difficiles à distinguer des avions, immobiles, inhumaines, éternelles. Je suis de leur monde, elles ne sont pourtant pas mon monde. Ma planète est aussi minuscule que celle du Petit Prince, remplie d'un vécu multiple et désordonné, de personnes aimées, de quelques projets restants, d'une fleur ou autre à arroser. Une étincelle dans l'azur, mais c'est ma planète, et je n'ai qu'elle. Loin dans le passé, j'avais cinq ans à peine, me revient soudain le souvenir de m'être perdu dans les mêmes questions, les mêmes incertitudes. Une vie se passe, on cherche un sens à lui donner, à laisser un souvenir pas trop moche, à assumer un quotidien utile, pour convenir un soir sur sa terrasse que cela ne change pas grand-chose aux étoiles.


Lu dans: 
Pascal Chabot. Un sens à la vie. Enquête philosophique sur l'essentiel. PUF. 2024. 208 pages.
Florent Georgesco. A l'essentiel, sans illusion. Le Monde. 30 août 2024.

02 septembre 2024

Parfum de rentrée

 

"Sur la plage abandonnée
coquillages et crustacés
qui l'eût cru!         déplorent la perte de l'été
qui depuis s'en est allé.
Le mistral va s'habituer
à  courir sans les voiliers
et c'est dans ma chevelure ébouriffée
qu'il va le plus me manquer
Le soleil mon grand copain.

On a rangé les vacances
dans des valises en carton
et c'est triste quand on pense à la saison
du soleil et des chansons
Le train m'emmènera vers l'automne
retrouver la ville sous la pluie."
        La Madrague. Brigitte Bardot


On rentre. Il y une odeur de craie et de cahiers neufs sous les marronniers. L'émotion est intacte, la mienne comme la leur: sur la première page, en haut à droite, vous inscrivez soigneusement 1er septembre, et retenez votre souffle un court instant. Qu'avez-vous envie d'apprendre que vous ne sachiez encore? L'étendue de nos inconnaissances est sans limite, c'est le court moment d'en prendre conscience, qu'on ait sept ans ou septante, et d'aller vers l'avant.  Les plus poètes structurent déjà leur page d'une étoile au ciel, les plus scolaires souligneront soigneusement la date et traceront une marge . D'autres sont déjà dans les nuages.

Magie de septembre: qu'on soit jeune ou vieux, nous sommes à nouveau tous en apprentissage quand sonne la première cloche, des projets pleins la tête, apprendre l'anglais chez Lingo, réussir un succulent oeuf mollet champignon/céleri rave sans sa coquille, enfin lire Dumas dans le texte et l'apprécier, payer ses extraits de banque dans sa voiture sur son smartphone. C'est un jour où il n'y a plus de sot, tandis que règne la soif d'apprendre.




Lu dans:
La Madrague. Paroles. Gérard Bourgeois & Jean Rivière. Interp. Brigitte Bardot. Warner Chappell Music France