06 janvier 2024

Les exilés aussi ont un visage


 

 

"Quitter son pays pour aller vivre dans un autre pays
dans cette condition d'infériorité
c'est-à-dire sans filet
et sans pouvoir retourner au pays natal
me paraît la dernière grande aventure humaine.(..)
On voudrait parfois faire cette précision
que l'exil n'est pas que tu quittes ton pays
mais plutôt que tu ne peux pas y retourner." 
                    Danny Lafferrière


Il se dit qu'ils profitent de notre richesse, usant de mille malices pour détourner nos emplois, nos allocations, nos logements sociaux. J'aurais fini par le croire si je ne les connaissais désormais par leur nom, leur visage, leur habitat et leur histoire. Ils sont mes voisins, pas nécessairement mes amis tant est profonde la différence culturelle, mais j'ai de l'affection pour eux, et mes soins gratuits constituent ma monnaie d'échange. La première a 12 ans, elle affirme effrontément s'appeler Louise, Persona, "car elle n'est personne sans papier d'identité". Sa classe part demain dans le Pas de Calais, elle n'accompagnera pas de peur de se voir interceptée. Le second a 30 ans, un physique et une énergie d'Ulysse qui aurait passé la mer naguère. Désormais une ombre sans permis de séjour  dans la ville, logé, blanchi, nourri grâce à des expédients non-identifiés, comme lui. Il est récemment venu nous aider à des travaux horticoles, et a transi en lisant à l'entrée du village paisible "H...., waar de buren kijken." Il préfère désormais les petits boulots au centre de la ville, dans les endroits anonymes où on ne s'espionne pas. La troisième à 85 ans, hébergée sous un permis touristique chez son fils depuis une année dans un logis pour deux occupé par six. Un cep de vigne tordu sur pied, qui met un quart d'heure pour franchir 20 mètres jusqu'à ma consultation tous les six mois. Elle vient renouveler sa réserve de médicaments pour une demi-année, 13 euros portés par la sécu familiale. On se salue, elle  remercie et disparaît pour six nouveaux mois. Comme nous, humains sur-terre, ils bénéficient en principe des mêmes droits, si ce n'est qu'ils habitent l'humus, là où on ne les distinguera pas. Donnez un visage à quelqu'un, portez ses sandales une heure, et les solutions apparaîtront fort différentes.


Lu dans: 
Danny Lafferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 140 pages. Extrait p.91
Didier Moulin. Le Réfugié. Couture saint Germain. Sculpture.

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