17 janvier 2024

Bienfaisante soupe

 "Sans la soupe, disait mon père, l'existence humaine serait sinistre. Celle que maman lui préparait et qu'il mangeait avec un gros morceau de pain noir le réconciliait avec sa vie difficile. Ma mémoire manque généralement de précision, et pourtant je le revois très clairement, après sa première cuillerée, se tourner vers ma mère et s'exclamer: «Mon Dieu! Cette soupe a du génie. Chérie, il y a une heure j'étais accablé, mais me voici bienheureux.» Cette scène, dont j'ai mille fois été témoin durant l'enfance, a rehaussé toute ma vie. Il se peut que mon intérêt très ancien pour les potagers et les légumes remonte à ces instants où je voyais papa soudainement heureux en goûtant la minestrone de ma mère." 

                        Jean-François Beauchemin



Dans les derniers temps de sa vie, raconte l'auteur, sa mère cherchait quel sens donner à son long séjour sur la Terre, toute en inquiétudes de ce qu'elle laisserait en quittant ce monde. Un jour de septembre il lui demanda de lui transmettre la recette de sa minestrone. Les arbres commençaient à perdre leurs feuilles. La nature répandait partout sa lumière traversée d'or et de cuivre. "J'ai rangé parmi les plus belles images de ma mémoire le souvenir de ce jour-là."  Que retient-on de notre enfance? Le souvenir d'un moment d'enseignement plus que son contenu, ce prof d'histoire déclamant la mort de Danton "tu leur montreras ma tête, elle en vaut la peine", ce papa debout sur une table de fin de fête entonnant "debout les damnés de la Terre", ce grand-père réchauffant dans sa grosse main calleuse la menotte gelée de son petiot en la mettant dans sa poche. Ce qui est grand, c'est ce qui est petit.


Lu dans: 
Jean-François Beauchemin. Le Roitelet. LA Québec Amérique. 2021. 144 pages. Extrait p.68

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