"Sans la soupe, disait mon père, l'existence humaine serait sinistre.
Celle que maman lui préparait et qu'il mangeait avec un gros morceau de
pain noir le réconciliait avec sa vie difficile. Ma mémoire manque
généralement de précision, et pourtant je le revois très clairement,
après sa première cuillerée, se tourner vers ma mère et s'exclamer: «Mon
Dieu! Cette soupe a du génie. Chérie, il y a une heure j'étais accablé,
mais me voici bienheureux.» Cette scène, dont j'ai mille fois été
témoin durant l'enfance, a rehaussé toute ma vie. Il se peut que mon
intérêt très ancien pour les potagers et les légumes remonte à ces
instants où je voyais papa soudainement heureux en goûtant la minestrone
de ma mère."
Jean-François Beauchemin
Dans les derniers temps de sa vie, raconte l'auteur, sa mère cherchait
quel sens donner à son long séjour sur la Terre, toute en inquiétudes de
ce qu'elle laisserait en quittant ce monde. Un jour de septembre il lui
demanda de lui transmettre la recette de sa minestrone. Les arbres
commençaient à perdre leurs feuilles. La nature répandait partout sa
lumière traversée d'or et de cuivre. "J'ai rangé parmi les plus belles
images de ma mémoire le souvenir de ce jour-là." Que retient-on de
notre enfance? Le souvenir d'un moment d'enseignement plus que son
contenu, ce prof d'histoire déclamant la mort de Danton "tu leur
montreras ma tête, elle en vaut la peine", ce papa debout sur une table
de fin de fête entonnant "debout les damnés de la Terre", ce grand-père
réchauffant dans sa grosse main calleuse la menotte gelée de son petiot
en la mettant dans sa poche. Ce qui est grand, c'est ce qui est petit.
Lu dans:
Jean-François Beauchemin. Le Roitelet. LA Québec Amérique. 2021. 144 pages. Extrait p.68
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