"Ce quartier n'est pas un endroit, ai-je pensé, c'est une époque. je traverse une époque. J'ai ressenti une douleur inexplicable en voyant une collégienne d'une douzaine d'année, avec un tas de livres sous le bras, en train d'ouvrir la porte de sa maison. Je suis passé à coté de mon ancienne école primaire. Le mur qui protège la cour de récréation a été surélevé, il est haut de quatre mètres. J'ai entendu les cris des enfants. Soudain un ballon de basket est passé par dessus le mur et a atterri presque devant moi. Il a rebondi sur le capot d'une voiture puis au milieu de la chaussée et s'est arrêté devant l'entrée d'un immeuble. Il n'y avait personne dans la rue. J'ai ramassé le ballon et d'un coup de pied je l'ai expédié dans la cour. Aux cris des enfants j'ai deviné que le jeu avait repris. "Je suis venu pour vous renvoyer le ballon", ai-je pensé."
Vassilis Alexakis
Morceau d'anthologie, dans lequel les plus anciens d'entre nous se
reconnaîtront. Ce retour dans la rue de notre école primaire, cette cour
de récréation aux murs surélevés par-dessus lesquels se perd un ballon,
le jeu des enfants dans un monde réel qui nous paraît soudain inactuel.
La confrontation d'un passé récent dissous dans le présent de ces
gosses, d'un monde qui nous est devenu petit à petit illisible. Et,
magique, le renvoi du ballon dans la cour afin que se poursuive la
partie. Cela porte un bien beau nom: la transmission, signe infime venu
de l'autre côté du mur, d'une personne inconnue invisible passant là par
hasard, et qui permet au match de se poursuivre.
L’écrivain franco-grec Vassilis Alexakis est mort hier. Auteur
d'une importante œuvre romanesque, collaborateur du journal Le Monde,
proche du premier ministre de gauche Alexis Tsipras, je n'en avais
jamais entendu évoquer le nom. Il appartient à ces innombrables
personnalités dont on n'apprend paradoxalement l'existence que
lorsqu'ils sont morts: la nécessité de disparaître pour exister.
Lu dans:
Vassilis Alexakis. La langue maternelle. LGF. Livre de Poche. 1996. 285 pages.
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