21 décembre 2019

Les hommes qui marchent


"Va, avance désarmé."
       Hölderlin



On lit le vers d'Hölderlin et on voit la longue silhouette efflanquée de l'Homme qui marche de Giacometti. On voit aussi ces dizaines de milliers de civils qui fuient les bombardements dans la région d’Idlib en Syrie, hier, ou les corps ensanglantés du massacre de Sinak en Irak, avant-hier. Récits sans fin que nous livre la presse au petit-déjeuner, nous flanquant une vague nausée: on avance désarmé sur une terre surarmée. Quelle réponse imaginer à ce grand écart quotidien? Peut-être le choix de de demeurer envers et contre tout "indésespérable" comme le suggère Wajdi Mouawad dans un beau texte. "Je n’ai pas de position, je n’ai pas de parti, je suis simplement bouleversé car j’appartiens tout entier à cette violence. Je regarde la terre de mon père et de ma mère et je me vois, moi : je pourrais tuer et je pourrais être des deux côtés, des six côtés, des vingt côtés. Je pourrais envahir et je pourrais terroriser. Je pourrais me défendre et je pourrais résister et, comble de tout, si j’étais l’un ou si j’étais l’autre, je saurais justifier chacun de mes agissements et justifier l’injustice qui m’habite, je saurais trouver les mots pour dire combien ils me massacrent, combien ils m’ôtent toute possibilité à vivre. (..) Il n’y a que ceux qui crient victoire à la mort de leurs ennemis qui tirent joie et bonheur de ce désastre. Je ne serai pas l’un d’entre eux même si tout concourt à ce que je le sois. Comment faire pour éviter le piège? Comment faire pour ne pas se mettre dans le discours qui nous mènera tout droit à la détestation ? (..) Ce n’est pas la destruction qui me terrorise, ce ne sont pas même les invasions, non, car les gens de mon pays sont indésespérables malgré tout leur désespoir et demain, j’en suis sûr, vous les verrez remettre des vitres à leurs fenêtres, replanter des oliviers, et continuer, malgré la peine effroyable, à sourire devant la beauté. Ils sont fiers. Ils sont grands. Les routes sont détruites ? Elles seront reconstruites. Et les enfants, morts dans le chagrin insupportable de leurs parents, naîtront encore. Au moment où je vous écris, des gens, là-bas, font l’amour. Obstinément."



Lu dans:
Wajdi Mouawad. Le Sang des promesses : Tome 2, Incendies. Postface de Charlotte Farcet. Actes Sud. Collection : Babel. 2011.  169 pages.

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