" On nous propose aujourd’hui de jouir du silence comme d’un produit de luxe."
Matthew B. Crawford
"Certaines ressources, comme l’air que nous respirons ou l’eau que
nous buvons, sont des biens communs. (..) De mon point de vue,
l’absence de bruit est aussi une ressource de ce type. Plus
précisément, le fait de ne pas être interpellé est un bien
précieux qui nous semble aller de soi. De même que l’air pur nous
permet de respirer, le silence, au sens large que je viens de
définir, est ce qui nous permet de penser. Nous y renonçons
volontiers lorsque nous sommes en compagnie de personnes avec
lesquelles nous entretenons une relation, ou bien quand nous
sommes d’humeur à échanger avec des inconnus. Mais c’est une tout
autre affaire que d’être l’objet d’une interpellation automatisée.
Les bienfaits du silence sont difficiles à évaluer ; ils ne sont
pas mesurables en termes économétriques par des outils tels que le
produit intérieur brut. Et pourtant, la quantité de silence
disponible contribue certainement à la créativité et à
l’innovation. Même si cela n’apparaît pas au niveau des
statistiques de la réussite scolaire, par exemple, tout au long de
son cursus éducatif un élève ou un étudiant consomme certainement
une grande quantité de silence. (..)
On nous propose aujourd’hui de jouir du silence comme d’un produit
de luxe. Dans le salon classe affaires de l’aéroport
Charles-de-Gaulle, le seul bruit susceptible de vous déranger est
le tintement occasionnel d’une petite cuillère contre la
porcelaine : pas de télévision, pas de publicité sur les murs. Et
c’est avant tout ce silence, plus que les autres dimensions de cet
espace d’exclusivité, qui donne à ses usagers une sensation de
luxe. Lorsque vous pénétrez dans ce sanctuaire et que les portes
automatiques se referment hermétiquement derrière vous avec un
chuintement discret, la différence est presque tactile, comme si
l’on passait d’un habit de crin à un vêtement de satin. Vous vous
sentez moins crispé, les muscles de votre cou se détendent ; au
bout de vingt minutes, la fatigue s’est dissipée. Vous êtes
délivré. Dans le reste de l’aéroport règne la cacophonie
habituelle. Parce que nous avons permis à notre attention d’être
transformée en marchandise, il nous faut désormais payer pour la
retrouver."
Lu dans:
Matthew B. Crawford. Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Saint-Upéry et Christophe Jaquet. 2016
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