"J'ai couru nu-pieds tant de chemins de chemins
j'ai couru je les prends dans ma main
je les chauffe ils sont encore froids
je les chauffe en les gardant sur moi
O miracle les petits souliers
ô miracle sont juste à mon pied . "
Guy Béart. Dans la neige.
Et si les objets avec lesquels se tisse une relation privilégiée
devenaient une part de nous-mêmes et prenaient vie? Un soir, rentré
tard, j'aperçois au pied de l'escalier une paire de minuscules
bottillons qui aussitôt me font dire: chouette, Aurore est là. Petites
chaussures d'enfant dont les plis du cuir épouseront exactement le pied
le matin au lever, lui procurant cet indispensable sentiment de sécurité
de retrouver un objet pour elle unique au monde, moulé comme une
caresse. Il en est d'autres, du matelas creusé par les longues lectures
au fauteuil du père disparu dont l'empreinte est comme un refuge, de la
pipe de bruyère qui fut de toutes les confidences à la lampe de bureau
qui fut de toutes les veilles. Comme le soulignent joliment
Biefnot-Dannemark dans leur superbe Kyrielle Blues "tu sais, Nina, dans
cette kyrielle d'objets, quelques-uns seulement ont une vague valeur
matérielle; la plupart n'ont que celle du souvenir, qui est si
subjective..." Et d'énumérer avec tendresse le testament d'un père resté
mystérieux qui lègue à sa fille bout à bout, "la volière, la cage de
Kiki, le hamac en toile rayée qu'on tendait entre deux arbres du jardin,
un ensemble à cocktail en verre de Biot, la carafe et les six flûtes
qui ont miraculeusement traversé le temps. Une crêpière électrique (bien
utile lors des goûters d'anniversaire), un pick-up Radiola, des billets
d'entrée dans des musées, des petits cailloux définitivement anonymes,
la carapace vert émeraude d'un scarabée. Ce sont les traces de moments
privilégiés. Cette période où nous ne nous quittions pas. J'aurais tant
aimé qu'elle dure davantage."
Kyrielle d'objets et de souvenirs. Un bien beau mot, Kyrielle, dont il a
été écrit "que c'était le prénom d'une elfe très jolie qui vivait au
fond du jardin dans le creux d'un très vieil arbre, et dont il était
amoureux". Comment échapper en effet à son inévitable séduction quand
cette somme d'objets mineurs tisse le fil même de nos existences,
permettant à ceux qui ne nous ont que peu connus de découvrir des
qualités insoupçonnées, des secrets inavoués, des rencontres
lumineuses. C'est le thème du dernier ouvrage de Véronique Biefnot et de
Francis Dannemark dont le travail de re-création permanente force
l'admiration, dédaignant superbement les canons de la réussite
littéraire préformatée pour s'aventurer dans l'édition d'ouvrages
ciselés proposant une double voire une triple lecture: un texte d'une
écriture limpide, illustré par de superbes dessins qui font chanter les
pages et - omniprésente - la musique qui égrène tour-à-tour les notes de
Bill Evans, de Charlie Parker, de Nat King Cole, ambiances jazzy,
bandes sonores de films ou sons du carillon de Hazebrouck. Un roman de
va-et-vient permanent et précurseur entre écriture, peinture et
sonorités musicales qui réinvente une littérature étonnamment en phase
avec notre époque où ne survivent que les voies métisses et le
multimédia. Une littérature à l'image de ses auteurs qui prennent
plaisir à brouiller les cartes jusque dans leur double patronyme - je ne
sais pas où tu commences, tu ne sais pas où je finis - délicieusement
non-conventionnels.
Lu dans :
Biefnot-Dannemark. Kyrielle Blues. Escales des lettres. Le Castor astral. 2016. 284 pages. Extraits pp. 61,62, 75
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