30 septembre 2013

Sagesse des restes

   "Le reste reçoit donc deux acceptations différentes: un résidu, un laissé-pour-compte, mais aussi bien l'immensité de ce qui nous entoure et dont les manifestations n'épuisent pas la totalité."
Pierre Sansot

Cet été qui n'en finit pas nous offre une belle rencontre avec nos enfants et petits-enfants au prétexte d'une cueillette de pommes qui feront un nectar en novembre, belle occasion de se réchauffer une dernière fois aux rayons mordorés du soleil de septembre et aux rires des uns et des autres. Les plus jeunes retardent le moment du départ par une dernière culbute, une ultime glissade en tyrolienne, une dernière petite soif, un dernier bisou aux cousines. Les portières claquent, dernier au revoir sonore ... et soudain le silence.  Nos vies de jeunes grands-parents, entre été et automne, se reflètent bien dans cette fin de journée, avec cette étrange impression de vivre le "reste", aux contours indiscernables et dont l'horizon échappe au regard.  On était dans la vie, on l'est encore, mais une autre, comme ces soirs de fête où on se dit que c'était bien, et qu'on aimerait prolonger avec les derniers invités qui s'attardent. 

Pierre Sansot décrit merveilleusement ces restes qui ne sont pas seulement ce qui survit mais aussi une autre manière d'être, à la manière de ces agapes qui se prolongent. "Ils se sont séparés le ventre plein, une chanson gaillarde à la bouche et d'ailleurs ils avaient de la peine à se quitter. Nous avons été invités le lendemain pour déjeuner avec les restes et nous avons été surpris de la saveur de ce qui nous fut servi avec une carcasse de volaille et un fond de sauce. [..] L'existence de restes, leur usage, est-ce la marque de petites gens ou d'une société misérable vivant de débris, réutilisant tout ce que la société a rejeté, dormant près d'immondices ou bien est-ce aussi une manière de parfaire l'acte de manger, de lui donner de la solennité, du sens et d'en faire une occasion de partage, donc d'amitié? Les bouteilles qui ont été vidées mais n'ont pas été déplacées: elles nous assurent que nous avons bu à notre soif et que d'autres bouteilles iront les rejoindre. L'un des gigots à peine entamé signifie l'abondance et pour peu que l'on nous en prie, nous l'attaquerons derechef. Plusieurs signes témoignent de la plénitude de l'événement: des serviettes dépliées, des mies de pain sur la table, un certain désordre dans les vêtements, des visages rubiconds, des paroles plus lestes nous font comprendre que nous sommes passés d'un ordre un peu figé à un désordre bon vivant. [..] Il demeure des restes, élaborés au départ de ces plats consistants et goûteux exigeant une longue durée pour arriver à leur excellence comme un pot-au-feu, une daube, une choucroute ou encore un barbecue qui voit les invités s'affairer autour de la bête qu'ils font tourner pendant quelques heures.  Nous leur demandons de ne pas nous abandonner - une invitation qui serait inconvenante sans l'existence de ces restes. Nous avons donc déjeuné ensemble. Nous digérerons ensemble et cet acte commun a du sens. Nous cédons à une douce euphorie laquelle nous rend bienveillants les uns à l'égard des autres. « Vous n'allez pas repartir avec le nombre de kilomètres qui vous attendent. » Que de prévenance, que de douceur dans de telles propositions et comme il nous est agréable de les entendre!  La fête se prolonge encore une journée puis une autre journée: le temps s'étire langoureusement."

Saisons de la vie, si diverses et si belles. Celle des restes possède sa saveur propre, comme le souffle une de mes proches: "enfin je prends mon temps et je donne mon temps." A profusion. 



Lu dans:
Pierre Sansot. Ce qu'il reste. Payot et Rivages. 2006. 201 pages. Extraits p. 28, 29-31

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