"Ce qu'on ne soupçonne guère, lorsqu'on marche ainsi tout au long d'un itinéraire de fortune, c'est qu'on suit rarement jusqu'au bout le chemin élu parmi d'autres. Toujours quelque chose - ou quelqu'un - apparaît qui vous détourne de votre but."
Jacques Lacarrière
"La carte n'en montre qu'une. Laquelle prendre? A Lettenbach,
j'avais demandé mon chemin à deux femmes qui plumaient des
volailles devant chez elles. « Continuez, me dit l'une d'elles,
C'est tout droit. » Mot fatal! Tout droit. Derrière ce mot si
simple se cachent deux façons lotalement contradictoires de
concevoir la marche, deux visions inconciliables du cheminement.
Car il signifie ou bien tout droit en direction, c'est-à-dire en
allant le plus possible dans la direction choisie, quel que soit
le chemin, ou bien tout droit en restant toujours sur le même
chemin, même s'il tourne, retourne ou revient en arrière,
autrement dit quelle que soit sa direction. Savoir à quelle «
école» appartient celui qui vous renseigne est tout l'art de la
marche. Le premier point de vue, qui semble le plus logique (le
point de vue que j'appellerai directionnel), est en réalité un
point de vue abstrait de citadin, aussi peu réaliste que la notion
à vol d'oiseau, reposant sur l'absurde axiome que les
oiseaux volent toujours tout droit. Car souvent les obstacles naturels vous empêchent de
progresser ainsi. « L'école directionnelle » tend à nier le
paysage, à supprimer les monts et les vaux, à faire de vous cet
oiseau imaginaire volant selon les principes d'Euclide, par le vol
le plus court d'un arbre jusqu'à un autre. Le paysan, disons le
rural, appartient à la seconde école. Raisonnons simplement: la
direction et les tournants importent peu dès l'instant où un
chemin vous mène exactement où l'on veut aller. Ne jamais le
quitter (même si un autre paraît vous mener plus vite), le sentir
à ses pieds comme un fil d'Ariane, le suivre aveuglément (mais en
gardant les yeux ouverts), voilà ce que veut dire: tout droit."
.. ou comment une longue marche permet d'entamer une lente réflexion sur sa propre existence.
Lu dans:
Jacques Lacarrière. Chemin faisant. Le Livre de Poche 5105. Fayard 1977. 317 pages. Extrait page 33
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