"Tu n'as cessé de m'encourager à écrire. Au cours des vingt-trois années passées dans notre maison, j'ai publié six livres et des centaines d'articles et entretiens. Nous avons reçu des dizaines de visiteurs venus de tous les continents et j'ai donné des dizaines d'interviews. Je n'ai sûrement pas été à la hauteur de la résolution prise il y a trente ans: de vivre de plain-pied dans le présent, attentif avant tout à la richesse qu'est notre vie commune.
Je revis maintenant les instants où j'ai pris cette résolution avec un sentiment d'urgence. Je n'ai pas d'ouvrage majeur en chantier. Je ne veux plus - selon la formule de Georges Bataille - « remettre l'existence à plus tard », Je suis attentif à ta présence comme à nos débuts et aimerais te le faire sentir. Tu m'as donné toute ta vie et tout de toi; j'aimerais pouvoir te donner tout de moi pendant le temps qu'il nous reste. Tu viens juste d'avoir quatre-vingt-deux ans. Tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais. Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi le vide dévorant que ne comble que ton corps serré contre le mien. La nuit je vois parfois la silhouette d'un homme qui, sur une route vide et dans un paysage désert, marche derrière un corbillard. Je suis cet homme. C'est toi que le corbillard emporte. Je ne veux pas assister à ta crémation; je ne veux pas recevoir un bocal avec tes cendres. J'entends la voix de Kathleen Ferrier qui chante «Die Welt ist leer, Ich will nicbt leben mehr (Le monde est vide, je ne veux plus vivre)» et je me réveille. Je guette ton souffle, ma main t'effleure. Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l'autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble."
André Gorz.
Le samedi 22 septembre 2007 dans sa maison de Vosnon (Aube), le philosophe André Gorz se suicide à l'âge de 84 ans en même temps que son épouse, Dorine, atteinte d'une maladie incurable.
Lu dans:
André Gorz. Lettre à D. Histoire d'un amour. Galilée. 2006. 77 pages. Extrait pp.74,75
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire