14 juin 2013

Visages de chefs (1942)

"Ce jour-là, il était dehors, non loin de sa cabane. Il lisait des notes, debout sous un arbre, à l'abri des rayons du soleil. Il faisait chaud. A côté de lui, à quelques mètres, se tenait un de ses officiers d'ordonnance, Fritz Darges (..), attendant patiemment, les mains dans le dos, qu'Hitler lui dise quelque chose. Une mouche est venue troubler la lecture du Führer. Elle s'est mise à tournoyer autour de lui. Visiblement agacé, Hitler gesticula avec son paquet de feuilles pour tenter de l'éloigner, en vain. La mouche revenait sans cesse. Fritz Darges se mit alors à sourire. Un léger rictus lui barra le visage. Il n'avait pas changé de position, ses mains étaient toujours dans le dos, la tête bien droite, mais il avait toutes les peines du monde à contenir son amusement. Hitler le remarqua. Il lui décocha sur un ton on ne peut plus sec: « Si vous n'êtes pas capable de me garder une telle bête à distance, cela signifie que je n'ai pas besoin d'un tel officier d'ordonnance! » Hitler ne lui a pas dit qu'il était viré, mais Darges avait compris. Il fit ses valises quelques heures plus tard. Je crois savoir qu'il fut envoyé sur le front.

(..) J'ai le souvenir d'une vive explication entre Hitler le haut commandement de la Wehrmacht. Une fois les généraux partis, une belle musique a soudainement surgi du bureau de travail d'Hitler. J'ai jeté un regard à travers la fenêtre et vu le Führer affalé dans un fauteuil, complètement absorbé par la mélodie et les paroles de la chanson que diffusait son phonographe à disques. Il avait l'air épuisé, presque triste. Le contraste avec la dispute énergique qui venait d'avoir lieu quelques instants auparavant était saisissant. Le valet de chambre est sorti à ce moment-là du baraquement. Je lui ai aussitôt demandé quel était le nom de ce chanteur que le Führer écoutait. Il m'a répondu qu'il s'agissait de Joseph Schmidt *." 

* Joseph Schmidt, ténor d'opéra né en 1904 en Roumanie de parents juifs orthodoxes. Reconnu et apprécié en Allemagne pour son timbre de voix exceptionnel et ses premiers rôles dans des films musicaux, il fuit l'Allemagne nazie en 1933. Ses disques seront néanmoins vendus dans les bacs des disquaires allemands jusqu'en 1938. «Le petit homme à la grande voix» meurt en 1942 dans un camp de réfugiés en Suisse.

Une dernière (?) courte réflexion sur le leadership. Le fondu enchaîné entre les harangues de Nuremberg, l'homme à la mouche et celui qui se calme en écoutant un "petit juif à la grande voix" ne nous renseigne que partiellement sur ce que fut vraiment une des grandes figures du malheur du XXe siècle. Ni sur ce qui fonde l'adhésion aveugle de masses d'hommes à un leader aussi complexe.


Lu dans :
Rochus Misch. J'étais garde du corps d'Hitler. 1940-1945. Le Cherche Midi. 2006. LLP 30777. 260 pages. Extraits pp.155,156.

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