"(..) une pratique se répand en Italie, celle du café, ou du 
sandwich « en attente ». Dans un café, un consommateur commande deux 
cafés, l’un pour lui, l’autre en attente, pour une victime de la crise, 
qui n’a plus les moyens de se payer un café le matin, souvent un SDF qui
 le boira à sa santé. Comme beaucoup de privilégiés, je ne sais pas ce 
que c’est que d’être clochard, ou simplement dans une grande nécessité. 
Comme vous, je redoute la pauvreté. Cependant, j’ai une vague idée de la
 sensation que peut produire un café en attente, au motif de l’anecdote 
suivante.
J’avais douze ans. Pour des raisons que je pourrais expliquer, nous 
vivions modestement, voire difficilement. (..) Au coin de la rue 
Saint-Séverin, il y avait une crêperie. Parfois, j’avais réuni assez 
d’argent, un franc cinquante, pour acheter une crêpe sur le chemin du 
retour. J’avais de quoi m’offrir la crêpe premier prix : crêpe au sucre ;
 rarement la crêpe à la crème de marron. Un jour, je fis la queue, il y 
avait devant moi deux ou trois personnes, j’attendais mon tour pendant 
que le crêpier tournait le rouable sur le plateau chauffant, faisant les
 crêpes l’une après l’autre. Puis, ce fut mon tour, je commandai ma 
crêpe. L’homme ne fit aucun geste particulier, simplement les mêmes, 
faisant et refaisant toute la journée la même crêpe. Puis, il emmaillota
 la crêpe dans une petite serviette en papier et me la tendit. Je sortis
 ma pièce de un franc, et les petites pièces jaunes qui totalisaient 
cinquante centimes, que j’avais économisés depuis plusieurs jours. Au 
moment de payer l’homme me dit : c’est payé mon garçon, le monsieur qui 
était devant toi a payé pour toi. J’en fus stupéfait ; je cherchai 
vainement dans la direction où il m’avait semblé voir partir le 
monsieur, dans l’espoir de le voir, le remercier. Il me semblait qu’il 
avait une veste marron en daim. Enfin, je le vis qui partait au loin, à 
travers la foule qui descendait la rue Saint-Séverin dans l’autre sens. 
Il marchait, de dos, tranquillement. Il était déjà au moins à cent ou 
deux cent mètres. C’était trop tard. Je ne l’ai vu que de dos. Je n’ai 
jamais vu son visage. Je ne sais pas, je n’ai jamais su qui il était. Il
 n’a jamais su qui était ce petit enfant qui économisait pour s’acheter 
des crêpes. Je n’ai jamais vu son visage, mais pourtant, je le revois, 
tous les jours, depuis quarante ans." 
Lu dans:
Vincent Fleury. Je le revois. Mediapart. 20 avril 2013
 
 
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