30 avril 2013

Quelque chose en mai


"Mai c’est beau et c’est fou. Surtout le début du mois. Il y a quelque chose qui se passe. Quelque chose, justement, d’impossible à oublier."
Ilaria Gremizzi .

15 ans et la vie devant. Un tapis de pétales de cerisiers du Japon à l'arrêt du bus. Viansson Ponté vient d'écrire dans le Monde que les Français s'ennuient, et soudain ils occupent la Sorbonne. Du soleil, des examens à préparer, l'oreille collée à ma radio Clarville jusque tard dans la nuit. L'impression étrange d'un décalage avec ce qui intéresse les adultes, le regret tenace de ne pas être à Paris où ça se passe. Une odeur de muguet superposée à une odeur de cramé. Mai, mai, mai, Paris Nougaro chante et je vis. 

Je vous souhaite un bon 1er mai
CV.

Lu dans :
Ilaria Gremizzi, Les nigauds de l’oubli et autres saloperies, roman, Le Castor Astral, coll. « Escales des lettres ». 2013. 264 p

Le bal des sorcières


"T'es fou
Tire pas
C'est pas des corbeaux
C'est mes souliers
Je dors parfois dans les arbres."
    Paul Vincensini

A la chasse aux sorcières,  ne pas se tromper de sorcière. Les comptes d'après-guerre ne sont pas toujours très nets, et les tondues pas nécessairement de grandes traîtresses. A l'heure actuelle, l'épuration change de nature mais une parole perdue bien placée n'en tue pas moins. Si ce qui est dit n'apporte rien par rapport au silence, taisons-nous. 

28 avril 2013

La modestie d'un Nobel


«Mon œuvre est fichue, car je n’ai pas été capable de parler des simples gens que je croise tous les jours dans la rue ».
Pablo Neruda

Paroles prémonitoires, que l'on prête au jeune Neruda à l'âge de seize ans, alors qu'il n’a pas encore de conscience politique ni d’expérience poétique. Comme s’il pressentait déjà ce qu’il lui faudrait acquérir pour devenir un jour le grand poète qu’il deviendra.



Lu dans:
Redécouvrir Neruda, Francis Combes La Revue du projet, n° 26, avril 2013 

27 avril 2013

Une singularité dérangeante


"Convaincus que les technologies feront un jour émerger une espèce nouvelle, qui sera délivrée des limitations dont souffre encore l'humanité (la maladie, le vieillissement, la mort. .. ), les utopistes du posthumain annoncent l'avènement prochain de la « Singularité », par quoi ils entendent le moment où la fusion de l'humain avec les machines se sera accomplie. Que la prophétie soit fantaisiste ou non, la question qu'on doit se poser aujourd'hui est d'abord de savoir comment elle a pu paraître désirable, ou tout simplement formulable."
Jean-Michel Besnier

Il quête la piécette, assis en tailleur dans une galerie marchande. Habit de Charlot, prostré et silencieux comme le serait un automate auquel un sourire, un don, une parole adressée rendent la vie. Il émet à ce moment un couinement mécanique amusant, tend la main en un geste saccadé accompagné d'un hochement de tête. On ne sait si on admire l'homme qui peut imiter aussi parfaitement le robot, ou la machine qui ressemblerait à ce point au Charlot de notre enfance. Par où passe la frontière ténue qui fait notre humanité, et d'où vient que la masquer nous amuse? Un artiste de rue a été ce jour mon philosophe. 


Lu dans :
Jean Michel Besnier. L'homme simplifié. Fayard. 2013. 205 pages. Extrait p.15

25 avril 2013

Sur les doigts qui restent


"Je compte les jours
Sur mes doigts
J'y compte aussi mes amis
Mes amours
Un jour
Je ne compterai plus que mes doigts
Sur mes doigts."
    Paul Vincensini

Devant l'hôpital Erasme, un vieil homme assis au soleil fume un cigare. Il est amputé d'une jambe, et d'une maigreur effrayante. Il me sourit et me dit spontanément "Qu'est-ce qu'on est bien, hein." Au couchant de l'existence, le bonheur instantané réduit ses exigences. En est-il moins heureux pour autant, pas sûr. 
 

Simple (t)


"Simplet, ce septième nain dont Berthoz écrit qu'« il n'est pas aussi simple qu'on croit. Il est comme le ravi de la crèche provençale, non pas l'idiot du village, mais le témoin et le sage, l'émerveillé ouvert à tous les possibles. »
JM Besnier
 
 
Lu dans :
Jean Michel Besnier. L'homme simplifié. Fayard. 2013. 205 pages. Extrait p.35

24 avril 2013

Les reculs du progrès


400 av JC.
"Dans Phèdre, de Platon, Socrate déplore le développement de l’écriture. Il avait peur que, comme les gens se reposaient de plus en plus sur les mots écrits comme un substitut à la connaissance qu’ils transportaient d’habitude dans leur tête, ils allaient arrêter de faire travailler leur mémoire et devenir oublieux. » Et puisqu’ils seraient capables de « recevoir une grande quantité d’informations sans instruction appropriée », ils risquaient de « croire posséder une grande connaissance, alors qu’ils seraient en fait largement ignorants ». Ils seraient « remplis de l’orgueil de la sagesse au lieu de la sagesse réelle ».

1400 .
"L’arrivée de l’imprimerie de Gutenberg, au XVème siècle, déclencha une autre série de grincements de dents. L’humaniste italien Hieronimo Squarciafico s’inquiétait que la facilité à obtenir des livres conduise à la paresse intellectuelle, rende les hommes « moins studieux » et affaiblisse leur esprit. "

2008 .
"Est-ce que Google nous rend idiots? Mon esprit ne disparaît pas, je n’irai pas jusque là, mais il est en train de changer. Je ne pense plus de la même façon qu’avant. C’est quand je lis que ça devient le plus flagrant. Auparavant, me plonger dans un livre ou dans un long article ne me posait aucun problème. Mon esprit était happé par la narration ou par la construction de l’argumentation, et je passais des heures à me laisser porter par de longs morceaux de prose. Ce n’est plus que rarement le cas. Désormais, ma concentration commence à s’effilocher au bout de deux ou trois pages. Je m’agite, je perds le fil, je cherche autre chose à faire. J’ai l’impression d’être toujours en train de forcer mon cerveau rétif à revenir au texte. La lecture profonde, qui était auparavant naturelle, est devenue une lutte."

Lu dans:
Nicholas Carr. Est-ce que Google nous rend idiots ? (Is Google Making Us Stupid?). Juin 2008. The Atlantic. Traduction Framalang : Penguin, Olivier et Don Rico.
Jean-Michel Besnier. L'homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile. Fayard. 2013.  203 pages. p.49 

23 avril 2013

Pertes et gains


"Sœur Marie-Julienne, du monastère de la Paix Notre-Dame est décédée dans le silence. Elle avait laissé en évidence un papier sur son bureau: « Je quitte tout mais je ne perds rien ... »
L. Noullez

La phrase me fait sourire par la double lecture qu'elle offre: du mysticisme pur au désenchantement le plus absolu. Dans le cas présent, on penche pour la première même si l'existence d'une moniale n'est guère exempte de doutes destructeurs. 
 

 
Lu dans :
Lucien Noullez. L'âge d'Homme. 2013. 202 pages. p 19

21 avril 2013

L'homme à la veste de daim


"(..) une pratique se répand en Italie, celle du café, ou du sandwich « en attente ». Dans un café, un consommateur commande deux cafés, l’un pour lui, l’autre en attente, pour une victime de la crise, qui n’a plus les moyens de se payer un café le matin, souvent un SDF qui le boira à sa santé. Comme beaucoup de privilégiés, je ne sais pas ce que c’est que d’être clochard, ou simplement dans une grande nécessité. Comme vous, je redoute la pauvreté. Cependant, j’ai une vague idée de la sensation que peut produire un café en attente, au motif de l’anecdote suivante.
J’avais douze ans. Pour des raisons que je pourrais expliquer, nous vivions modestement, voire difficilement. (..) Au coin de la rue Saint-Séverin, il y avait une crêperie. Parfois, j’avais réuni assez d’argent, un franc cinquante, pour acheter une crêpe sur le chemin du retour. J’avais de quoi m’offrir la crêpe premier prix : crêpe au sucre ; rarement la crêpe à la crème de marron. Un jour, je fis la queue, il y avait devant moi deux ou trois personnes, j’attendais mon tour pendant que le crêpier tournait le rouable sur le plateau chauffant, faisant les crêpes l’une après l’autre. Puis, ce fut mon tour, je commandai ma crêpe. L’homme ne fit aucun geste particulier, simplement les mêmes, faisant et refaisant toute la journée la même crêpe. Puis, il emmaillota la crêpe dans une petite serviette en papier et me la tendit. Je sortis ma pièce de un franc, et les petites pièces jaunes qui totalisaient cinquante centimes, que j’avais économisés depuis plusieurs jours. Au moment de payer l’homme me dit : c’est payé mon garçon, le monsieur qui était devant toi a payé pour toi. J’en fus stupéfait ; je cherchai vainement dans la direction où il m’avait semblé voir partir le monsieur, dans l’espoir de le voir, le remercier. Il me semblait qu’il avait une veste marron en daim. Enfin, je le vis qui partait au loin, à travers la foule qui descendait la rue Saint-Séverin dans l’autre sens. Il marchait, de dos, tranquillement. Il était déjà au moins à cent ou deux cent mètres. C’était trop tard. Je ne l’ai vu que de dos. Je n’ai jamais vu son visage. Je ne sais pas, je n’ai jamais su qui il était. Il n’a jamais su qui était ce petit enfant qui économisait pour s’acheter des crêpes. Je n’ai jamais vu son visage, mais pourtant, je le revois, tous les jours, depuis quarante ans." 
 

Lu dans:
Vincent Fleury. Je le revois. Mediapart. 20 avril 2013

Sky's the limit


"Un vrai chemin est toujours tracé dans rien. Regardez les oiseaux."
Paul Vincensini (1930 - 1985)
 
Quelle chance d'avoir conservé un peu d'oiseau en nous , et l'horizon pour seule limite lors de certains moments choisis de notre existence où tout paraît possible. Moments rares, qui aèrent le quotidien et lui donnent un sens.

19 avril 2013

Sagesse de Paul Vincensini


"Un ouvrier dort
Si je croyais aux prières
Je voudrais
Prier pour ses mains."
Paul Vincensini (1930 1985)

Ils ont le mot rare pour raconter leur quotidien. L'heure du lever bien avant la mienne, les moyens de fortune pour se réchauffer les mains en hiver, la poussière qui vous encrasse tout, les boyaux borgnes dans lesquels ils se poussent comme des rats pour en extraire les conduites pourries, les faux-plafonds dans lesquels se passent des journées entières, les tranchées inondées où macèrent les pieds et les mains. Une armée de l'ombre qui répare notre électricité, nos meubles, nos chassis, creusent des tranchées dans nos murs et nos trottoirs, remplacent les pièces de nos autos et de nos chaudières, calfeutrent les fuites d'eau, les égoûts, les conduites de gaz, tout ce qui poisse, pue, mouille, fait tousser et piquer les yeux. Les mains cassées, les coudes endoloris, le dos raide ils ont honte de se plaindre si jeunes de maux de vieux et hochent la tête pensivement quand un économiste énonce les raisons pour lesquelles il faudra prolonger la durée du travail, citant tel peintre de renom, tel écrivain, tel médecin, tel juge qui travailla jusqu'à septante ans et plus. Sans doute ne parle-t-on pas des mêmes travailleurs, mais ceux auxquels je pense, ceux qui usinent à longueur d'existence le bois, le métal, le ciment, l'isolant poussiéreux, les produits volatiles, toutes choses qui leur imprègnent la peau, les cheveux, les poumons, les muqueuses pour que nous puissions lire à l'aise le soir, au chaud, bien propres et bien reposés, ceux-là aimeraient aussi, avant d'être définitivement cassés, pouvoir profiter d'un peu de douce existence. 

17 avril 2013

Ecrits du quotidien


"Le brochet: immobile à l'ombre d'un saule, c'est le poignard dissimulé au flanc du vieux bandit."
Jules Renard

Une écriture d'époque, à fleuret moucheté: on entend le bruissement du saule, le friselis de l'eau, l'argenté des nageoires, l'incertitude du guet, le tout davantage suggéré que décrit. Trésor compromis? Pas sûr, mais la petite Poucette 2013 utilise sans aucun doute une syntaxe différente, plus phonétique et exigée par la petite taille des touches de son smartphone: OQP jeteléDjadi j'tapLdkej'pe  l'S tomB tabitou ôfèt (trad: Occupé, je te l'ai déjà dit, je t'appelle quand je peux. Laisse tomber. T'habites où au fait?). Concision conjuguée à une survalorisation du vécu quotidien, une démesure de mots utilisés en boucle, dans le parlé comme dans l'écrit, qui m'amusent autant qu'ils m'étonnent.  "Cool, tu es vraiment génial, un hyperpro", propos dithyrambiques pour accueillir un invité qui - miracle - arrive simplement à l'heure prévue, le jour prévu. "Ce que tu as composé est vraiment unique" pour une chansonnette d'anniversaire, le champagne est sorti pour inaugurer l'Univers du tapis, le gigamégastore ou le parfum des stars vendu à 5 euros chez Lidl. On survalorise ce qui autrefois paraissait évident, et on se la surjoue(*) pour décrire sa vie quotidienne : "Le kayak, c'est ma passion !",  répété trois fois : "Que du bonheur !".  L'absence de grands périls et de grandes conquêtes nécessitera peut-être à l'avenir de créer de grands récits. L'Univers du mot pour échapper au quotidien banal. 

Lu dans:
Jules Renard cité par Lucien Noullez. L'âge d'Homme. 2013. 202 pages. p 15
(*) terme emprunté à Michel Houellebecq. Configuration du dernier rivage. Flammarion, 104 p., 15 €

16 avril 2013

Rendez-vous dans trente ans


« Une histoire racontée peut signifier le monde avec plus de profondeur qu’un traité de philosophie »
Merleau-Ponty 

Une histoire courte, découverte fortuitement, et que je trouve belle. "Cette  lettre, mon père l’a reçu 15 ans après sa mort.Un de ses anciens ─  quoi au juste  ? : camarade de lycée, de régiment, ou collègue? ─   s’excusait de n’être pas venu au rendez-vous du 1er janvier 2000 sur les marches du lycée G… Il n’avait pas oublié le rendez-vous mais l’hiver et  la maladie ne lui avaient pas permis de faire le voyage. Il proposait une autre rencontre… Ma mère ne connaissait pas l’expéditeur, et comme elle était déjà très fatiguée à l’époque, je me suis chargée de la réponse. Cette lettre je ne sais ce qu’elle est devenue, je ne l’ai pas retrouvée dans les affaires de ma mère. Elle a dû être  détruite ou perdue dans tout le fatras du déménagement et c'est pourtant la seule lettre qui m'importait. Je n’ai jamais   regretté  de pas avoir cherché à en savoir plus. Les personnes s’en vont avec leurs mystères, et si mon père ne m'avait jamais raconté toutes les histoires de sa vie, je me devais de le respecter. L’an 2000 représentait pour beaucoup de sa génération un évènement exceptionnel, et aussi une promesse d’espoir. Et maintenant , est-il encore possible de  se donner rendez-vous dans trente ans ? Un jour couleur d'orange ? "
 

Lu dans:
Olala. La lettre de l’an 2000. 14 avril 2013. Mediapart.  

L'amant


"Il m'a tellement manqué..
Je sais que je ne peux pas vivre sans lui trop longtemps. Il me réchauffe, il me donne de l’énergie. Il m’est indispensable comme l’air que je respire et comme l’eau que j’aime boire. Son absence m’a pesé, incroyablement. Il éblouit mes matins et il embellit mes soirs. Parfois il joue avec moi. Il passe juste quelques instants, comme pour me faire coucou et il s’en va très vite, comme s’il avait des trucs importants à faire ailleurs. Je sais que je dois tout laisser tomber, ne m’intéresser qu’à lui, le regarder intensément, pour lui signifier qu’il compte pour moi.  Il n’est jamais deux fois le même. Jamais au même endroit. Il se déplace beaucoup, tout le temps, depuis toujours. Je l’aime, j’ai tant besoin de lui. Depuis des mois il s’est fait rare. Je me suis dit que ça va être comme toujours, il finira bien par revenir, ce n’est pas possible autrement, ça n’est jamais arrivé.  Ce matin, pour le coup, c’est lui qui m’a réveillée. Alors j’ai décidé, aujourd’hui je vais parler de lui, je vais vous le montrer, mais vous le connaissez tous. Moi je le connais comme vous, je le regarde chaque jour, je le prends en photo souvent, sous toutes les coutures, dans toutes les positions.

Il m’a tellement manqué (..)
.. le soleil.
 
Lu dans:
Gabrielle Teissier. 13 avril 2013. Mediapart.

14 avril 2013

Semailles et moissons


« Vivre, c’est se réveiller la nuit dans l’impatience du jour à venir, c’est s’émerveiller de ce que le miracle quotidien se reproduise pour nous une fois encore, c’est avoir des insomnies de joie. »
      Paul-Emile Victor

La myriade enseignante s'ébroue ce matin de reprise des cours après les vacances de Pâques, "dernière station avant l'autoroute" vers le 30 juin. Pour certain(e)s qui me sont cher(e)s, c'est même la der des ders, qu'elle leur soit ensoleillée. "Si le quinze avril tu as semé, tu auras blé dru et serré" (proverbe rural). Une bien belle journée s'annonce, les initiés savent pourquoi.

13 avril 2013

A découvert


"Chez moi, pas de compte en Suisse à découvrir, juste un compte en France à découvert."
Sagesse anonyme

Qu'en peu de mots l'humoriste, cet "homme de bonne mauvaise humeur" (Jules Renard), trace l'imperceptible séparation entre les tracas quotidiens de l'en-haut et de l'en-bas. 


Yalla


"Mille choses avancent; neuf cent quatre-vingt-dix- neuf reculent: c'est là le progrès."
Henri Frédéric Amiel

Lu dans:
Henri-Frédéric Amiel (18211881), écrivain philosophe suisse romand, Journal intime.

12 avril 2013

Les anniversaires ravageurs


"Félicitations! Une année de moins!
Cioran

On lui fêta son centenaire l'an passé en grande pompe. Ses 101 ans passèrent inaperçus. Elle voit moins bien, entend mal, ne lit plus, le café est tiède, les croûtes de pain sont dures, la famille lui paraît distante. Atteindre ses cent ans était un défi, la suite est un purgatoire, comme si arrivée en train à bon port on avait oublié de la faire sortir du wagon. Depuis ce moment, elle attend. 

Lu dans:
Cioran cité par Raphaël Enthoven. Matière première. NRF Gallimard. 2013. 151 pages, p 124

11 avril 2013

D'Homère à Neruda


"Tout pouvoir occupe tout l'espace disponible."
Thucydide

Une journée s'achève, pas trop chargée professionnellement, qui me permit de lire ma presse quotidienne, quelques pages d'un ouvrage d'histoire sur le quotidien d'Hitler, des mails empreints d'amitié, de poésie et de sagesse simple, de visionner les actualités du monde. Se mêlent dans ma tête au moment de plonger dans le sommeil, pêle-mêle quelques réflexions sur l'emprise de l'argent visible et invisible, la folie du pouvoir, l'aveuglement des convictions extrêmes. Et puis ces quelques images fugaces de la dépouille de Pablo Neruda le poète chilien décédé quelques jours après la chute de son ami Allende, exhumé à fin d'enquête de la tombe où il reposait face à l'océan Pacifique. Je crois l'entendre murmurer un de ses premiers poèmes "hier est un arbre aux longs branchages, à l'ombre duquel je suis allongé, abandonné à la mémoire": même dans la mort il ne connaîtra plus le repos. Fut-il empoisonné comme on le soupçonne, par crainte des phrases trop évocatrices de liberté? Tout pouvoir occupe tout l'espace disponible, prédisait Thucydide avant de connaître lui-même une mort violente: Homère est nouveau ce matin, et rien n'est aussi vieux que le journal d'aujourd'hui (*).   


Lu dans:
Thucydide cité par Jean-Claude Barreau. L'Eglise va-t-elle disparaître? Seuil. 2013. 132 pages, p.116
Péguy cité par Raphaël Enthoven. Matière première. NRF Gallimard. 2013. 151 pages, p 39.

09 avril 2013

Nos vies comme nos routes


 "L'homme croit souvent se conduire lorsqu'il est conduit."
La Rochefoucauld

"En dispensant de choisir et de se tromper, les recommandations du GPS flattent à la fois le goût d'obtempérer et le désir d'avoir le contrôle; elles témoignent du fait que, pour obtenir d'eux la discipline, il faut donner aux hommes le sentiment du libre-arbitre, (..) jusqu'au drapeau à damier qui confère la valeur d'une victoire au simple fait d'arriver à destination."  Souriez, et tentez d'imaginer un instant le nombre de GPS qui balisent notre existence, nos achats,  nos votes, nos habillements, nos choix culturels. Comme le note avec humour Raphael Enthoven, "dans la grande guerre que l'homme se livre à lui-même en produisant des machines qui lui échappent, GPS est la Mata Hari de la robotique : il change la vie, supprime les retards, adoucit les voyages et apaise la conduite, mais tous ces bienfaits font oublier que quiconque désire véritablement la liberté doit maintenir en lui l'humeur d'un vagabond." 

Lu dans :
Raphaël Enthoven. Matière première. NRF Gallimard. 2013. 151 pages. Extraits pp. 27-29

Présence du passé


"La nostalgie n'est pas le regret du passé, mais sa présence."
Lucien Noullez

Un enfant et sa luge dans la neige, un vieil homme meurt en laissant choir une "boule à neige" en verre, un ouvrier jette une luge ancienne dans le feu ("Throw that junk" "Jette ce machin"), trois scènes clé de l'inoubliable Citizen Kane d'Orson Welles. J'y repense en découvrant la luge emportée la semaine passée par mes petits-enfants dans ce qui appartient déjà à leurs souvenirs d'enfance, les montagnes et la neige. Nous passons une vie à tisser la trame qui nous habille en propre, maillant imperceptiblement le passé au présent. La nostalgie est un mot heureux. 


Lu dans:
Lucien Noullez. L'âge d'Homme. 2013. 202 pages. 

07 avril 2013

Sagesse de Voltaire


"Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger.
Fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d'une vie pénible et passagère,
que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi , que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution.
Que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil,
que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut t'aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire,
qu'il soit égal de t'adorer dans un jargon formé d'une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau,
que ceux dont l'habit est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle d'un petit tas de la boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d'un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu'ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie
car tu sais qu'il n'y a dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s'enorgueillir."

       Voltaire. Prière à Dieu. Traité sur la tolérance.
  

"Analyser un livre ! Que dirait-on d'un convive qui, mangeant une pêche mûre, en retirerait les morceaux de sa bouche pour voir ?"
Jules Renard . Journal.  15 mars 1892
 

05 avril 2013

Zadig avait-il un compte en Suisse ?


"Ce n'est pas une chose de peu d'importance que de choisir ses ministres. Car c'est par les gens que le prince tient auprès de sa personne que l'on juge de son esprit et de sa prudence."
Le Prince, Nicolas Machiavel

François Hollande, et d'autres têtes élues ou couronnées, peuvent méditer les sentences du Prince par les temps qui courent, et se dire avec Machiavel que décidément il est plus sûr d'être craint que d'être aimé. Tout en rêvant d'être Zadig, dont Voltaire écrivait "qu'on l'admirait, et cependant on l'aimait." Autre époque. 


Lu dans:
Nicolas Machiavel. Le Prince. Trad. Abraham-Nicolas Amelot de la Houssaie. Ed. H. Wetstein, 1683, chap. XXII, p. 197 (sur Wikisource)