« La photo date de trois semaines après notre voyage à Venise, calé à grand-peine entre deux séances de chimio. Un après-midi, nous sommes montés par l'ascenseur au campanile de San Giorgio Maggiore. Les touristes déjà présents sont redescendus peu à peu et nous avons été seuls. De l'endroit où nous étions enlacés, on voyait juste au-dessous le cloître et les jardins intérieurs du couvent de San Giorgio. J'ai enlevé mon soutien-gorge en le faisant glisser sous mon tee-shirt et je l'ai lancé dans le vide en espérant qu'il tomberait dans le cloître. Il a plané longtemps, entraîné par la brise dans une direction opposée. C'était l'une des choses du monde les plus gracieuses à regarder. Puis nous l'avons perdu de vue. (..) C'est toujours cette image du soutien-gorge volant doucement autour de San Giorgio qui me vient quand je pense à ce voyage de Venise. "
Annie Ernaux.
Texte littéraire ou épisode vécu, ce court récit d'Annie Ernaux relève sans doute davantage du signifiant que du narratif. Il n'en émeut pas moins. L'image gracieuse de ce soutien-gorge virevoltant dans un cloître paisible et séculaire, à la fois geste de renoncement volontaire, de lâcher-prise et d'autodérision devant la maladie qui nous mutile, ouvre un chemin sur lequel tous - tôt ou tard - nous serons amenés à cheminer. Le vol éphémère de ce papillon gracile prend ainsi l'allure de nos vies fragiles.
Lu dans:
Annie Ernaux. L'usage de la photo. Gallimard. 2005. 150 pages
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