27 mars 2010

La leçon du poulet

"Mais de toute ma carrière, je n'ai jamais connu d'accident [...] d'aucune sorte qui vaille la peine d'être mentionné. Pendant toutes ces années passées en mer, je n'ai vu qu'un seul navire en détresse. Je n'ai jamais vu de bateau échoué et je n'ai jamais échoué moi-même, ni été dans une situation difficile qui menaçait de tourner au désastre."
E. J. Smith, 1907, capitaine du Titanic (dont le navire sombra en 1912)
Une désespérée est morte en se défenestrant cette semaine, entraînant dans l'au-delà un septuagénaire sans histoire sur lequel elle a chuté. On ne peut dire dans le cas présent que le hasard ait bien fait les choses ni qu'il fut "the right man in the right place". Peut-être que pour éviter cet accident mortel, il aurait fallu le préparer, ni l'une ni l'autre n'ayant pu réunir tant de conditions précises pour un dénouement funeste. Hasard et prédictibilité se retrouvent dans la désopilante démonstration du philosophe Bertrand Russell, rapportée par Nassim Taleb. Il faut imaginer un poulet que l'on nourrit tous les jours. Chaque apport de nourriture va renforcer sa conviction que la règle générale de la vie est d'être nourri quotidiennement par de sympathiques amis soucieux de ses intérêts. Un jour pourtant, la veille d'une fête de famille, quelque chose de totalement inattendu va lui arriver, qui va l'amener à réviser ses croyances et poser une question existentielle: comment pouvons-nous connaître l'avenir en nous fondant sur ce que nous savons du passé? Ou, plus généralement, comment pouvons-nous arriver à comprendre les propriétés de l'inconnu (infini) sur la base du connu (fini) ? Qu'aurait pu apprendre notre poulet sur ce que lui réserve le lendemain en se basant sur les événements de la veille? Beaucoup de choses, peut-être, mais sans doute un peu moins qu'on ne le croit, et c'est ce "un peu moins" qui fait toute la différence. Une observation sur mille jours ne nous apprend hélas rien sur ce qui va arriver demain. 

La déclaration du capitaine Smith a fait florès, et se répète. En septembre 2006, un fonds baptisé Amaranthe ("fleur immortelle"), fut obligé de fermer après avoir perdu près de 7 milliards de dollars en quelques jours. Quelques jours avant, la société avait fait une déclaration pour expliquer aux investisseurs qu'il ne fallait pas qu'ils s'inquiètent, car elle employait douze gestionnaires de risque se servant de modèles du passé pour mesurer les risques de survenue d'un événement de ce genre. Faillite prémonitoire de la saga de l'automne 2009, mais les poulets cette fois étaient bien réels. 

Lu dans :
Nassim Nicholas Taleb. Le Cygne Noir. La puissance de l'imprévisible. Les belles lettres. 2007. 2008 pour l'éd. française. 500 pages. extrait p.74 

Aucun commentaire: