23 janvier 2006

Toute passion abolie

En un éclair lady Slane sentit que le puzzle éclaté de ses souvenirs venait de se reconstituer, comme le font des notes de musique éparpillées qui prennent soudain forme et redeviennent cette mélodie familière que nous portons en nous. »

Vita Sackville-West (1892-1962), Toute passion abolie.

Je viens de fermer un roman merveilleux, histoire d’une vieille dame indigne, "adossée à la mort pour contempler la vie", qui constitue sans aucun doute un des plus beaux portraits de personne âgée que j’aie lu. L’intrigue est pourtant simplissime : le jour même de la mort de son mari Henry Holland, comte de Slane, lady Slane décide de vivre enfin sa vie. Elle a quatre vingt-huit ans et surprend son entourage en se retirant à Hampstead, dans une petite maison aperçue une seule fois, et aimée aussitôt, trente ans auparavant. Dans sa nouvelle demeure, toute passion abolie par l'âge et le choix du détachement - elle a pris soin de prévenir ses enfants: plus de visites familiales -, lady Slane se sent libre enfin de se souvenir et de rêver. Le reste dans le live pou ne pas déflorer votre plaisir.

Extrait.
« Soudain elle se souvint comment, avec Henry, lors d'une traversée du désert persan, leur voiture avait été escortée par une nuée de papillons blancs et jaunes qui dansaient parmi eux, à l'avant du convoi, puis autour d'eux, s'envolant parfois dans un vaste mouvement d'ensemble, revenant vers eux pour les entourer à nouveau, semblant prendre plaisir à exprimer leur frivolité par cette voltige harmonieuse autour du pesant chariot, mais incapables pourtant d'accorder leur vol à cette lenteur, et qui, pour apaiser leur impatience, repartaient en voletant très haut dans le ciel ou plongeaient entre les essieux, se glissant sous les voitures, s'en échappant avec grâce à l'instant même où, lourdement, les chevaux allaient poser leurs sabots; dessinant parfois de modestes taches d'ombre sur le sable, comme de petites ancres sombres, qui leur donnaient l'air d'être reliés soudain au sol par d'invisibles câbles, se laissant doucement entraîner avec la même légèreté capricieuse, semblant brusquement bercés par la progression monotone de la troupe qui, face au soleil, avançait de l'aube au crépuscule, comme une charrue qui creuserait son sillon tout droit vers la lumière, un unique et profond sillon qui semblait contourner le monde dans sa totalité - et elle se souvint alors avoir pensé que tout cela ressemblait à sa propre vie, que si Henry Holland était son soleil, le nuage de papillons représentait ses pensées les plus insolentes, ses rêves les plus fous, dansant dans la lumière sans jamais oser ni pouvoir ralentir la progression du convoi; ne touchant jamais le chariot de leurs ailes, voletant à perdre haleine, s'échappant, se lançant en avant, impertinents, envahissants, pour s'infiltrer à nouveau sous les essieux, illustrant toute une vie de liberté et de beauté, celle d'une bande de jeunes vagabonds insolents qui se contentaient d'effleurer la surface du désert et ses pesants chariots. Mais Henry qui commandait la mission se contentait de commenter: « C'est terrible, l'ophtalmie chez ces gens. Il faut faire quelque chose. » Et, sachant qu'il avait raison et que, dès leur arrivée, il en parlerait aux missionnaires, elle prenait soin d'oublier les papillons, et ne pensait plus qu'à son devoir. Dès qu'ils auraient atteint Yezd, Shiraz, ou une autre ville, elle établirait des programmes avec les épouses des missionnaires et s'occuperait de faire venir de l'acide borique d'Angleterre.
Mais par quelle étrange perversion, le vol léger des papillons était-il toujours demeuré le plus important? »

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