29 janvier 2006

Quelque chose à partir de rien

"L'art, éternelle énigme de faire quelque chose de rien."
John Berger. D'ici là. Ed de l'Olivier.

Le mystère de la création artistique "ex nihilo" a passionné l'homme de toute éternité. Les créatures peintes sur les parois des grottes de Lascaux existèrent-elles ou surgirent-elles de l'imagination pure des premiers peintres?
Le hasard de mes lectures m'a fait découvrir la semaine passée ce court texte de réflexion sur les rapports mystérieux entre mémoire, travail imagination et création. "Créer quelque chose de rien" prend ici une coloration toute différente.

"De façon un peu étonnante, le lien entre l'imagination et la mémoire (l'impossibilité d'une création ex nihilo) n'est pas souvent clairement énoncé. Peut-être parce qu'il rend inutile le recours à une mystérieuse « inspiration ». À une transcendance.
Imaginer, pourtant, qu'est-ce d'autre qu'opérer, d'une certaine façon, tel le travailleur du rêve, sur sa propre mémoire. La délier, la fragmenter, l'attaquer sous tous les angles, la pulvériser jusqu'à en faire un matériau propice aux combinatoires imprévues, aux connexions inattendues. Un imaginaire possible. Chaque personnage de Balzac ou de Proust, créé à partir de multiples rencontres, est un être nouveau, vivant, à la fois insaisissable et inoubliable. Une composition d'images, de sons, de gestes,
de rythmes à partir de blocs de souvenirs qu'il aura fallu démonter - pour prendre ici un nez, là le timbre d'une voix - et remonter autrement 1. Arracher certains instants à une habitude de pensée, décoller des conventions les moments de soi incarcérés qui avaient gardé l'empreinte de tel ou tel groupe. "Même pour les choses inanimées (ou soi-disant telles), j'extrais une génétalité de mille téminiscences inconscientes. Je ne peux vous dire combien d'églises ont "posé" pour mon église de Combray" dans "Du côté de chez Swann" », écrivait Proust (Lettres à Robert de Montesquiou, Librairie Plon, 1930, p. 284.)."

"Comment l'imagination créatrice parvient-elle à déconstruire le passé, pour reconstruire quelque chose de fondamentalement neuf? Il faut concevoir la mémoire telle une superposition de plaques transparentes dont la surimpression brouillée n'accède à la conscience que sous forme d'affects. C'est le mouvement des plaques les unes par rapport aux autres qui permet de cisailler virtuellement et de déplacer certaines figures du passé. De nouvelles compositions alors surgissent. Le petit sourire de Spinoza, par exemple, peut aller se poser sur le visage de Freud. Travail de rêve, mais aussi, du même coup, possibilitéd'attaque, de mise à mal des clichés qui dormaient, immobiles, terrorisants. Parfois, les plaques s'immobilisent sur un élément commun, un détail apparemment anodin que la surimpression condense. Elles tournent alors autour de ce pivot, de cette brûlante transerelle. Et les souvenirs-écrans deviennent des cerceaux en flammes à travers lesquels de petits fauves longtemps contenus vont pouvoir s'élancer. Dans l'incendie, les plaques se gondolent et reprennent une ancienne courbure. Des thèmes, au fond d'un pli, retrouvent leur charge émotionnelle. L'incandescence passe des images aux mots - soudain miraculeusement capables de dire les affects."

Max Dorra. Quelle petite phrase bouleversante au coeur d'un être? NRF Gallimard. 2005.

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