23 décembre 2005

où vont les bateaux ?

"Ces beaux et grands navires imperceptiblement balancés sur les eaux tranquilles, ces robustes navires à l'air désoeuvré et nostalgique, ne nous disent-ils pas dans une langue muette et magique : quand partons-nous pour le bonheur?
Charles Baudelaire

Si le bonheur, ou la perception qu'on en a, demeure une denrée inéquitablement partagée, la capacité de rêver au bonheur nous est donnée à tous. Divers visages croisés ces dernières semaines me reviennent en mémoire en écrivant ces lignes.
Un couple croisé dans une brasserie à Toulouse, où j'avais choisi une table pour lire. Elle, plus tout-à-fait jeune mais encore belle, lui, du même âge et encore fier, bel habillage et allure chicos, prennent place à une table voisine pour partager un thé. Impressionnant d'observer à la dérobée deux regards non-crois&s pendant une demi-heure, sans qu'un seul mot ne s'échange, ni une ébauche de sourire, ni une complicité, ni une étincelle heureuse. Il ne manque rien, en apparence, il manque tout, peut-être. Lui quitte la table cinq minutes. A ce moment, seule, la femme sourit durant deux minutes, rêveuse. Etrange.
Deux tables plus loin, un vieillard fringant commande une bière trappiste, et en commente la qualité lors de son dernier passage. Courte attente de trois à quatre minutes, et un vieil ami, aussi vieux que lui, entre à son tour. Ils se sont manifestement donné rendez-vous et le bonheur de leur retrouvailles donne chaud au coeur: on s'exclame, s'étreint longuement, se prend par l'épaule, se commente les rides au visage et le pett bedon, une joie bruyante et contagieuse. Une deuxième trappiste clot ce moment de retrouvailles tant attendues. Etrange, aussi, la capacité de bonheur de certains à fêter les choses simples. Pour peu, on irait les rejoindre à leur table pour partager.
Vu ce matin sur les trottoirs du Botanique, un accordéoniste âgé faisant la manche, deux chiens dans leur panier, qui souriait tout seul en égrenant les notes avec tant de bonheur qu'on suspendait le pas pour partager plus longtemps la mélodie. Cinquante mètres plus bas, une jeune femme voilée de noir, prostrée la main tendue et le visage calé vers ses chaussures, quêtait elle aussi une piécette, ou je ne sais quoi. Etrange, tout-à-coup, on n'a plus l'envie de rire sans bien pouvoir analyser pourquoi.

Six personnes qui me sont restées totalement inconnues. Une sympathie innée bien diversément répartie. Et pourtant, tous individus humains balancés dans la même aventure humaine que la nôtre, tous les six épris de bonheur j'imagine. Quels sont leurs rêves la nuit quand le sommeil les rend égaux? Et à quoi rêvent-ils en s'endormant? On en revient soudain aux beaux grands bateaux de Baudelaire.

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