18 novembre 2024

On s'habitue

 "Tragiquement, on s’habitue… Une fois passée la vallée de la Vesdre, s’indigne-t-on autant de Valence ? [Trump, Elon Musk, l'Ukraine, Gaza], les scores électoraux de l’extrême droite nous mobilisent-ils toujours autant ? tout cela déclenche-t-il encore autre chose qu’une forme de résignation et de fatalisme ? Notre extraordinaire capacité d’adaptation n’est-elle pas un piège qui se referme sur nous-mêmes ? Ce qui nous a révoltés avant-hier, et puis hier, n’est-il pas venu déplacer petit à petit ce que l’on est prêt à accepter demain, par un étrange phénomène de dérive vers le pire ? Jusqu’où ?" 
                                Marius Gilbert

                         


Le flux ininterrompu d'informations sinistres estompent ma capacité de débusquer les courts textes lumineux qui font les belles journées. un bel article de Marius Gilbert dans le Soir offre un éclairage intéressant sur la mutation que nous vivons, inquiets face à l'avenir qui se dessine.


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Marius Gilbert. Vivre sur Terre ou fuir sur Mars ?  Le Soir 18 novembre 2024.

13 novembre 2024

Des fringues et des valeurs

« Aux signes extérieurs de richesse, je préfère les signes de richesse intérieure. »
                    Antoine Blondin


Une petite envie d'un sac Vuitton, d'une fringue Chanel ou Prada? Vinted.be a tout pour vous faire rêver. Du faux, du vrai, seul compte le rêve et l'apparence. Moi aussi j'eus mes modèles vestimentaires, qui me laissèrent une empreinte durable. Un instit de 6ème, mon cher professeur Arcq, un vieux moine bénédictin, une petite soeur servante des pauvres, mon fidèle réparateur de moto. Leur garde-robe d'une vie, aux cinq ensemble, aurait tenu dans l'abri de toile d'une tente de camping et portait le nom de marque Inusable : un cache-poussière gris, un costume trois-pièces sans âge, une pèlerine de toile brute, une salopette élimée, le tout en deux exemplaires car il faut être propre sur soi.  Je les remercie de m'avoir transmis, outre l'honnêteté, le goût du travail et la poursuite de la beauté intérieure l'exemple du lys des champs, "qui ne tisse ni ne file et qui est mieux fringué que Salomon dans toute sa gloire."



12 novembre 2024

Sagesse de John Donne

 "De même qu’il n’y a pire détresse que la maladie, la plus grande détresse dans la maladie est la solitude."   
                    John Donne (1572-1631)

                                   


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Oliver Sacks. L'éveil. Le Seuil. 2019. 403 pages.

11 novembre 2024

Gentil coquelicot

 "On oubliera. Il y aura du bonheur, il y aura de la joie sans vous, car, tout pareil aux étangs transparents dont l'eau limpide dort sur un lit de bourbe, le cœur de l'homme filtre les souvenirs et ne garde que ceux des beaux jours. La douleur, les haines, les regrets éternels, tout cela est trop lourd, tout cela tombe au fond. On oubliera. Les voiles de deuil, comme des feuilles mortes, tomberont. L'image du soldat disparu s'effacera lentement dans le cœur consolé de ceux qu'ils aimaient tant. Et tous les morts mourront pour la deuxième fois."

                    Roland Dorgelès



On ne fête pas une armistice, on commémore. Un instant pour se souvenir de tous "ces morts, qui vivaient, goûtaient l'aurore, contemplaient les couchers de soleil, aimaient et étaient aimés, aujourd'hui gisant dans les champs de Flandre."  On dit que les coquelicots poussent mieux sur les tombes des soldats du champ de bataille. Le beau poème In Flander's Field y fait référence, élevant la fragile fleur rouge-sang en symbole de l'absurde tragédie de toute guerre.  


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Roland Dorgelès. Les Croix de bois. Albin Michel. 1919. 
In Flanders fields (Au champ d'honneur). Poème de guerre écrit pendant la Première Guerre mondiale par le lieutenant-colonel canadien John McCrae à l'occasion des funérailles de son ami le lieutenant Alexis Helmer

09 novembre 2024

Vaste monde

 

"Terre brûlée au vent
des landes de pierres
autour des lacs, c'est pour les vivants
un peu d'enfer, le Connemara
des nuages noirs qui viennent du nord
colorent la terre, les lacs, les rivières
c'est le décor du Connemara."  
                    M.Sardou, J.Revaud, P.Delannoé


Une auto, un soir, quelques notes de Sardou et l'habitacle soudain se dilate. La tourbe ocre à l'infini, quelques moutons marqués, les lacs entre brume et soleil. Être au monde, cette mystérieuse alchimie entre l'ici réel et l'ailleurs niché dans notre mémoire. Le monde qu'on touche, et notre monde intérieur construit d'images, de sons, d'expériences accumulées et accessibles en permanence. On y voyage sans se déplacer, dans un espace sans limite.   Être au monde, naître au monde, "un jour tu fus". En début de semaine, une petite Cloé nous a été donnée. C'est tout un monde en construction qui naît, on va l'aider.


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Jacques Revaud, Michel Sardou, Pierre Delanoë. Les Lacs du Connemara. Universal Music Publishing Group
"Un jour tu fus" Florence NOËL, Sylvie DURBEC. Ruptures d’étoile. Chat polaire. 2024. 77 pages.

08 novembre 2024

Si j'étais président


 "Si j'étais Président de la République (..)
Je nommerais Mickey premier ministre
Simplet à la culture
Tintin à la police et Picsou aux finances
Zorro à la justice et Minnie à la danse
Est c'que tu serais content, si j'étais président?
Opposition néant, si j'étais Président. "  
            Gérard Lenormand


Plus décoiffante que l'amusante fiction d'une chanson, la liste qui se profile de la prochaine équipe dirigeante des Etats-Unis d'Amérique. On y évoque Elon Musk (qui baptisa X Æ A-12  son septîème enfant, Exa Dark Sideræl sa huitième et Techno Mechanicus son neuvième) à ... la simplification administrative.  Et Robert Kennedy Jr, antivax complotiste notoire à la Santé. Comme l'assure le futur président, "c’est un super gars qui va aider l’Amérique à être de nouveau en bonne santé. Il veut faire certaines choses et nous allons le laisser faire. Je lui dis seulement : laisse le pétrole Bobby […], reste loin de l’or liquide et, à part ça, amuse-toi bien". 


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Gérard Lenorman / Pierre Delanoë. Si j'étais président. Society of Composers, Authors and Music Publishers of Canada (SOCAN), Warner Chappell Music France

07 novembre 2024

Une société de défiance

 "Tu sais ce que je leur reproche le plus, à tous ces gens (…) ? C’est d’avoir créé, et pour longtemps encore, une société de défiance."

                            Gaël Faye



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Gaël Faye. Jacaranda. Prix Renaudot 2024. Grasset. 2024.  276 pages.


06 novembre 2024

Que cache une victoire?

 "Regarde bien, petit, regarde bien sur la plaine là-bas
à hauteur des roseaux, entre ciel et moulin
y'a un homme qui vient, que je ne connais pas.

Est-ce un lointain voisin, un voyageur perdu
un revenant de guerre, un montreur de dentelles ?
est-ce un abbé porteur
de ces fausses nouvelles qui aident à vieillir
ou n'est-ce que le vent qui gonfle un peu le sable
et forme des mirages pour nous passer le temps ? (..)

Regarde bien, petit, regarde bien, sur la plaine là-bas
à hauteur des roseaux, entre ciel et moulin
y'a un homme qui part, que nous ne saurons pas
tu peux ranger les armes."
                        Jacques Brel

 

La toute récente victoire de Donald Trump aux élections présidentielles américaines nous interroge. Comment tant de mensonges, d'insultes, de grivoiserie assumée, de haine de l'autre, de manichéisme peuvent-ils propulser un candidat jusqu'au pouvoir, et où se trouvent tant d'électeurs si différents de nous pour le soutenir? L'exprimer ainsi introduit pourtant déjà, sans que nous en ayons conscience, dans la fantasmagorie patiemment construite d'une société faite de bons et de méchants sans nuance de gris. Une vigilance quotidienne pour nous garder des petites victoires sournoises de l'entre-soi prôné par le nouveau président s'impose.

Un tout récent et amusant épisode m'a interpellé. Dimanche en soirée, sonne à la porte un homme jeune, d'origine africaine, en quête de câbles de batterie. L'auto de sa maman, à 200 mètres, est immobilisée et elle doit rentrer en province. Aurions-nous une voiture en ordre de marche pour la brancher? Un appel à l'aide limpide, qui donne lieu évidemment à une réponse positive spontanée. Sauf que, pour la première fois de ma vie, les questions satellites immédiates suspectant l'arnaque fusent: ne va-t-il pas rapidement demander de l'argent, pourquoi sonne-t-il chez nous et pas chez les voisins , sa mère est-elle bien sa mère, ne cherche-t-il pas à s'introduire, sa voiture est-elle bien en panne, pourquoi n'appelle-t-il pas un service de dépannage?  Au terme de dix essais infructueux, la vieille auto a redémarré, la maman a regagné son lointain domicile, notre voiture est intacte et nous n'avons pas été volés. Mais je m'interroge encore: comment est-il imaginable que pour un cas aussi banal qu'une panne de batterie j'aie pu, ne serait-ce que brièvement, me laisser polluer le psychisme par des craintes inspirées davantage par la lecture des journaux que par mon  vécu personnel? Comme le chante Jacques Brel, "ne serait-ce que le vent qui gonfle un peu le sable, et forme des mirages pour nous passer le temps" ?  Nous ne saurons pas, on peut ranger les armes, mais indéniablement cet incident constitue une petite victoire de la pensée trumpienne.


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Jacques Brel. Regarde bien petit.  Warner Chappell Music France. Dans l'album J'arrive (Vol.12). 1968. Barclay


04 novembre 2024

Entre les masques d'Ensor et la piéta de Michel Ange, quels morts fêtons-nous?

        

"De guerre lasse, j'ai fini par me laisser convaincre qu'Halloween n'était pas uniquement une mascarade commerciale à l'américaine, mais puisait ses sources dans les fêtes celtiques célébrant le passage du monde de la lumière à celui de l'ombre."
                        Armand Lequeux


Rentrant d'Irlande à l'instant, les yeux piquent encore de la luminosité particulière de ses paysages sublimes alternant brume et soleil... et de l'omniprésence d'Halloween. Au point de reconsidérer l'appréciation négative que nous avions de cette fête parfois considérée comme dévoyée. Intégrer la mort dans une sorte de parodie joyeuse, tenir à distance les peurs qu'elle suscite en se grimant, derrière des masques, des citrouilles évidées, des chapeaux  de sorcières aux cris sardoniques, quêtant des friandises de porte en porte en menaçant de jeter un sort... Bref exorciser la peur en éclairant nos rues  soudain redevenues farceuses ne constitue-t-il pas la plus belle des préparations à la Toussaint, où ces mêmes sentiments se revivent, apaisés, partagés religieusement en famille dans le respect de ces ancêtres parfaits dont l'exemple devrait nous imprégner encore?  Et posons-nous la question qui fâche: si, morts, nous est donnée la chance d'un bref retour parmi ceux qu'on aime , où irions-nous? Avec les gosses déguisés en diables demandant des bonbons en sonnant aux portes, dans les rires et les grimaces, ou dans nos tombes espérant voir arriver vers 11 heures un chrysanthème promenant un humain, ayant parfois oublié la route jusqu'à notre nouveau logement? Une petite prière, une larme furtivement écrasée, trente ans déjà, tu te rends compte, le temps passe vite, on époussette la dalle des feuilles ocres qui s'y incrustent, on se promet de  revenir l'an prochain, rassurés : nos morts vont bien.

Insensiblement, je mesure que les temps changent à la modification que je me remarque moi-même. J'étais Toussaint, et je deviens progressivement Halloween, l'exubérance farceuse a remplacé la dignité du culte des morts, que je conserve néanmoins par atavisme familial. Mais L'expérience irlandaise, la joie réelle ressentie dans les rues et les hôtels, les fausses sorcières et les vrais morts m'ont fait comprendre enfin - Halloween et Toussaint confondus -  qu'il s'agit des mêmes  personnes chères réapparaissant dans nos vies un laps de temps court et tonique pour nous rappeler qu'aucune disparition n'est définitive.

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Armand Lequeux. Quand fleurissent nos cimetières. LLB. 31 octobre 2024.

21 octobre 2024

Vacances

 "Pour qui veut fréquenter modérément les êtres humains et connaître en même temps la beauté et la tranquillité, il ne reste plus beaucoup d'autres destinations à choisir que celles qui ont mauvaise réputation sur le plan climatique."     
                            Björn Larsson

                    


Clin d'œil pour qui pourrait s'inquiéter durant deux semaines de ne trouver ni journal, ni café, ni pensée. 


Lu dans: 
Björn Larsson. La Sagesse de la mer: Du cap de la colère au bout du monde. Poche. 2005. 256 pages. Extrait p.112

20 octobre 2024

Le verre, de souffle et de feu

 "Au commencement du verre est le sable, le feu et le souffle." 
                    Bernard Tirtiaux

               


Le sable dont on fait les puces informatiques, le feu qui nous réchauffe dans l'âtre, le souffle qui gonfle la voile des bateaux et fait chanter la flûte. Isolés, ils ont mille autres vies. Ensemble, ils font chanter la lumière qui traverse les vitraux. Associer les contraires révèle de nouvelles possibilités. Je découvre sur le tard le bel ouvrage d'un maître verrier philosophe et homme de théâtre à ses heures.


Lu dans: 
Bernard Tirtiaux. Le passeur de lumière : Nivard de Chassepierre maître verrier. Gallimard. 1995. 400 pages

18 octobre 2024

Les greniers

 

"Sous le manteau des toits s’étalaient les greniers
Larges, profonds, avec de géantes lignées
De solives en croix, de poutres, de sommiers,
D’où pendaient à ses fils un peuple d’araignées.
(..)
Au reste les souris toutes se tenaient coites,
Les museaux enfoncés dans leurs niches étroites,
Tandis que sur un van le grand chat blanc veillait."
            Emile Verhaeren


Bien sûr une maison peut se passer de grenier, et même de cave. Mais où range-t-on alors ces souvenirs désuets qui font une existence?

Lu dans:
Émile Verhaeren. Poèmes. Société du Mercure de France. 1895 . 283 pages

17 octobre 2024

Réenchanter la Une

 "Le monde a ses rois, ses dictateurs, mais il manque cruellement de princes, de poètes, d’innovateurs, de porteurs de flambeaux qui maintiennent sans forfanterie une torchère allumée au-dessus des enfants des hommes."   
    Bernard Tirtiaux

               


Le parcours de la Une du Monde, peu suspect de sensationnalisme, me donne l'envie de descendre du train de ma journée et de rejoindre un sentier buissonnier. Si ce n'est, tout en bas de la page un petit encart publicitaire qui incite à Réinventer la ville. Une étincelle dans la grisaille.

 

Lu dans :
Bernard Tirtiaux. Le puisatier des abîmes. Denoel. 1998. 286 pages

16 octobre 2024

C'est ma rue


 "Contente-toi d’aimer
les pavés las         les calmes maisons fatiguées
va, va     ne te fais pas une âme raffinée
contente-toi d’aimer les premiers réverbères
Va, va,      ne cherche pas à brimer ton bonheur."
                        Marcel Thiry


Cela mitraille à la station de métro voisine, et les bulles à verre débordent d'encombrants de toutes sortes. Comment expliquer qu'on puisse être attaché à une commune aussi compliquée, si ce n'est par sympathie profonde pour ses habitants et à la mémoire qu'on conserve d'une existence heureuse?


Lu dans: 
Marcel Thiry. Traversées 1924. Toi qui pâlis au nom de Vancouver. Seghers. 1975. 507 pages

15 octobre 2024

Les illusions qui amusent

 "Nous aimons l'illusion et les tours de passe-passe. Voir apparaître entre les mains du magicien la dame de cœur ou le roi de pique secrètement évoqués nous arrondit toujours les lèvres d'ébahissement. Nous cherchons à comprendre, et simultanément nous n'aimons rien tant que de ne pas comprendre : un tour déçoit souvent une fois expliqué. "   
                            Jean-Philippe Postel

                      

Rien ne nous amuse davantage lors d'une visite de ville que ces étranges formes humaines, statuaire immobile, au visage glabre, à la démarche mécanique, dardant sur les spectateurs un regard mort. Les plus surprenantes se mettent en lévitation une soixantaine de centimètres au-dessus du sol, bougeant parfois un peu la tête, entre vie et mort, allez savoir. Leur robe flotte dans la brise tandis qu'une main gantée en émerge et repose mollement sur le pommeau d'une grosse et longue canne, dont le bout se perd dans les plis d'une pièce de drap étendue sur le sol. Une casquette de velours retournée par terre contient quelques pièces de monnaie, suggérant que ce cadavre a besoin de se nourrir.


Lu dans:
Jean-Philippe Postel. L'Affaire Arnolfini: Enquête sur un tableau de Van Eyck. Actes Sud. 2016. 130 pages . Extrait p.13

13 octobre 2024

Plus haut, plus vite, plus loin

 « Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des performances »
                    Stig Dagerman,

                               


Vivre dans la performance permanente donne-t-il du sens à nos existences? Comme nous le souffle le poète Guy Goffette, "Vivre est autre chose que (..) fendre la mer, fendre le ciel, la terre, tour à tour oiseau, poisson, taupe, brasser l’air, l’eau, les fruits, la poussière, (..) brûlant pour, marchant vers où, récoltant quoi?" Vivre prend du temps, de la patience et l'acception que certaines choses essentielles se produisent sans effort, si on les laisse mûrir. Le saut d'un cabri est instinctif, naturel, tout comme le lever du soleil. La beauté de l’ordinaire est simple.

Lu dans:
Stig Dagerman. Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. 1952. Actes Sud. 1993. 21 pages
Guy Goffette. "Je me disais aussi… » in La Vie promise. Collection Blanche. Gallimard. 1991. 128 pages.

11 octobre 2024

La course au chapeau en automne

 

"Tempête d'automne
un chapeau
suivi d'un homme."
                Dominique Chipot


Météo Anderlecht. Jeudi : sous un vent modéré ayant basculé vers le nord-ouest, régulières et actives averses.
Le vent nettoie les rues de ses feuilles mortes, la pluie  rince les vitres. Les passants se pressent de retrouver leur intérieur. 


Lu dans:
Dominique Chipot. Un chapeau suivi d’un homme. Haïkus publiés en français et bulgare. Sofia. LCR éditeur. 2005.

10 octobre 2024

L'avenir de la vache passe-t-il par nos assiettes

 "Alors quand je vois un tigre dépecer une antilope (j’aurais aimé pouvoir dire vice versa) et s’en aller en se dandinant les fesses, je me dis voilà un monde honnête. Un peu comme quand je me prépare un poulet frit ou un bœuf bourguignon sans me demander comment ce morceau de bœuf ou ces cuisses de poulet ont fait pour atterrir dans ma cuisine."
                    Dany Laferrière

                     


Le tigre peut avancer le mobile "que c'est dans sa nature", mais l'homme? Paradoxe: le jour où le bœuf Chateaubriand se verra remplacé définitivement dans nos assiettes par un contrefilet de viande de synthèse, et les produits laitiers par des équivalents à base de soja, d'amande, de coco, de riz ou de noisette, verra-t-on encore une seule vache dans nos vertes prairies? A édicter le bien-être animal sans nuance pour nos bovins, caprins, porcs et volaille ne programme-t-on par leur disparition définitive? La vache deviendra un animal de jardin zoologique aux côtés des éléphants et des singes.   


Lu dans: 
Dany Laferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 140 pages.

09 octobre 2024

Le roi est nu

 "Ne pas toujours se fier à l’intelligence, car il arrive qu’un peu de bêtise nous aide à voir les choses sous un nouvel angle."
                        Dany Laferrière

                         


L’intelligence, en tant que capacité de raisonnement et de logique, est souvent vue comme la voie royale vers la vérité et la compréhension. Elle peut aussi être enfermée dans des schémas préétablis qui empêchent de voir au-delà des cadres traditionnels. Utile pour analyser, décomposer et résoudre des problèmes de manière systématique, face à des situations complexes, ambiguës ou absurdes, elle peut échouer à embrasser des aspects plus subtils de la réalité.  Dans le conte "Les habits neufs de l'empereur", Hans Christian Andersen raconte comment deux escrocs persuadent un roi vaniteux qu'ils lui confectionneront un habit si merveilleux qu’il sera invisible aux personnes stupides ou inaptes à leur fonction. Par crainte de paraître bêtes ou incapables, le roi et son entourage font semblant de voir ces habits inexistants jusqu’à ce qu’un enfant, avec sa franchise, s’écrie : « Mais le roi est nu ! ». Les enfants par leur "innocence" posent parfois des questions qui, malgré leur apparence de "bêtise", révèlent des vérités profondes.


Lu dans:
Dany Laferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 140 pages.

08 octobre 2024

Rêves et récits

 "Nous sommes tissés de rêves et de récits"
                    Dany Laferrière

                 


L’être humain, par essence, est un conteur d’histoires. Récits, mythes, légendes, fables, histoires que nous racontons sur nous-mêmes donnent du sens à nos vies et façonnent notre identité. Mais l'être humain est aussi tissé de rêves, ceux qui habitent ses nuits, ses aspirations, désirs et utopies, qui le définissent tout autant et créent un avenir de possibles qui guide son action et sa pensée. La métaphore du tissage suggère une interdépendance entre les récits et les rêves, entre passé et futur. Si nous étions dépourvus de récits ou de rêves, notre existence serait comme un tissu sans motif, sans structure. Comment ne pas évoquer le président Obama, celui d'avant son élection décrivant son passé (Les rêves de mon père, Une terre promise) et les rêves suscités par sa campagne (L'audace d'espérer, Yes We Can)?  Et aujourd'hui, quels sont nos rêves?


Lu dans: 
Dany Laferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 140 pages.

07 octobre 2024

A l'étroit

 "Je me suis souvenu qu'elle m'avait dit un jour que la vie ressemblait aux chaussures. On ne pouvait pas imaginer qu'elles nous allaient si tel n'était pas le cas. Les chaussures trop petites font parties de la réalité." 
                    Henning Mankell

                                     



Vous prendrez bien un peu de philosophie dans mon polar? Le grand romancier suédois Henning Mankell y excelle. Après avoir énoncé doctement que le "rôle des chaussures est de faire oublier qu'on a des pieds", il nous emmène dans une amusante réflexion sur les chaussures trop petites, belle métaphore des frustrations inhérentes à l'existence humaine. Chacun, à un moment donné, doit faire face à des situations où la vie semble être « trop étroite », où les circonstances ne correspondent pas à ses désirs ou à ses aspirations. Cet inconfort est un aspect inévitable de la réalité, mais peut être perçu en même temps comme un signal qu’il est temps de changer. La voie est étroite entre la simple acceptation de l’imperfection de la vie, confrontant le rêve et la réalité pour une plus grande sagesse, et la prise de conscience de la possibilité de se libérer des carcans qui nous entravent. Chacun aura sa réponse, selon sa personnalité et les circonstances, au sort à réserver à ses chaussures trop étroites.


Lu dans: 
Henning Mankell. Les chaussures italiennes. Anna Gibson (Traducteur). 384 pages. Points. 2011

05 octobre 2024

Sagesse de l'inespéré

 

"Si tu es pressé fais un détour."
            Proverbe japonais

                      

Magnifique sujet de dissertation… L'histoire est connue: Christophe Colomb à la recherche d'une nouvelle route vers les Indes, au lieu d'atteindre l'Asie découvre l’Amérique. Un détour par rapport à l'objectif initial qui a radicalement transformé la carte du monde. Le détour, allégorie de l’inespéré, interroge notre rapport à l’avenir, au hasard, au désir et à la maîtrise. Autant l'espoir est un état d'attente orientée vers un souhait précis, autant l'inespéré désigne ce qui échappe à toute prévision ou désir conscient. Perçu comme une grâce, une surprise ou une épreuve, révélant cette dimension de la vie qui échappe à nos plans et en constitue le sel. Loin d'être une perte de temps, il nous enseigne la disponibilité à ce qui vient, l’humilité face à ce qui advient, et la capacité d’émerveillement devant l’imprévu. Tout un programme!


Lu dans:
Charlie Delwart. Que ferais-je à ma place? Flammarion. 2023. 210 pages. Extrait page 173

04 octobre 2024

Passeurs de lumière

"Humblement, je me veux « œuvrier de lumière ». Sans foyer, ni combustible, ni même cendre, œuvrier de cette belle lumière que l’on cueille à mains nues dans le rayon bleu des fontaines. Viatique, la lumière console, la lumière réjouit, la lumière apaise. Elle est sublime en nos pays de soleils bas quand, entre octobre et mars, elle couche ses ombres, étend loin ses nappes vives."  
                            Bernard Tirtiaux


Bernard Tirtiaux est maître verrier. Le jeu de la lumière filtrée par les orifices percés dans les murs de pierre  le fascine, et il en a fait sa vie. Il écrit aussi, et son dernier ouvrage m'a séduit par sa simplicité, éclairante comme le sont ses vitraux. Nous croisons tous dans nos vies des personnes qui furent des passeurs de lumière, simples artisans ou architectes du possible qui nous permirent de mieux vivre. La sagesse des vitraux apaise les lumières les plus aveuglantes, et on rêve de leur ressembler.


Lu dans: 
Bernard Tirtiaux. Belgiques: Réminiscences. Ker Editions. 2023. 112 pages

03 octobre 2024

Le jardin du monastère

 "Les moineaux par leurs chants construisent des monastères qui durent une seconde."   
                                                    Christian Bobin.

                       


Je découvre la phrase de Christian Bobin sur la table du petit-déjeuner, la porte entrouverte sur le jardin qui s'éveille. Et soudain j'entends le gazouillis des oiseaux, non-perçus jusque là, avec en arrière-plan les cloches de la collégiale égrenant l'angélus. Un monastère fugitif prend vie l'espace d'une seconde, pour s'éteindre aussitôt. Magie des concordances, la lecture permettant la perception sonore, et la création d'un lieu imaginaire. Revient Proust suggérant "qu'une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats."


Lu dans: 
Christian Bobin. Les ruines du ciel. Folio. 2011. 192 pages.
Marcel Proust  Le Temps retrouvé. 1927

02 octobre 2024

Une passion gourmande

 "De toutes les passions, la seule vraiment respectable nous paraît être la gourmandise"
                                Guy de Maupassant.

                


On associe de manière presque exclusive gourmandise à gastronomie, à tort. La description goûteuse de Muriel Barbery des saveurs d'une tomate cueillie et dégustée au potager en témoigne.  "Sucre, eau, fruit, pulpe, liquide ou solide? La tomate crue, dévorée dans le jardin sitôt récoltée, c'est la corne d'abondance des sensations simples, une cascade qui essaime dans la bouche et en réunit tous les plaisirs. La résistance de la peau tendue, juste un peu, juste assez, le fondant des tissus, de cette liqueur pépineuse qui s'écoule au coin des lèvres et qu'on essuie sans crainte d'en tacher ses doigts, cette petite boule charnue qui déverse en nous des torrents de nature : voilà la tomate, voilà l'aventure."


Lu dans:
Muriel Barbery. Une gourmandise. Gallimard. 2002. 165 pages

01 octobre 2024

Lettre d'un vieux médecin à un vieux pape

 

"J'ai aimé un rouge-gorge. Il me dévisageait, sur ses petites pattes solidement plantées sur une branche d'arbre. Un Dieu moqueur brillait dans ses yeux, semblant me dire: « Pourquoi cherches-tu à faire quelque chose de ta vie ? Elle est si belle quand elle ne fait qu'aller, insoucieuse des raisons, des projets et des idées. » Je n'ai pas su quoi lui répondre."
                                        Christian Bobin, Ressusciter



Cher François,

J'ai toujours eu pour vous une certaine tendresse, nourrie par votre bonhomie naturelle, votre simplicité dans la tenue, le choix de votre minuscule voiture italienne escortée par de rutilantes berlines, une certaine modernité dans une institution à dépoussiérer. Vous écoutant dimanche, quand tous vous donnaient du "Saint Père", je voyais en vous un grand-père.  Vous observant, j'ai été touché par cette image que vous donniez d'un vieux pape pétri de convictions, qui disiez ce que vous estimiez devoir nous dire. Je suis un vieux médecin maintenant, à mon tour de vous partager quelques modestes convictions inspirées par la prière de votre modèle François d'Assise "Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix."

Aurais-je été pape, au terme d'un parcours d'église, j'aurais vraisemblablement comme vous proclamé que "là où est le doute, que je mette la foi." Je suis médecin, au terme d'une vie remplie de joies et de souffrances partagées, inspiré en permanence par "là où est le désespoir, que je mette l’espérance." Si la foi d'un pape se doit d'être forte, je n'en aurai connu dès mon plus jeune âge que des bribes, pareilles à ce pain qu'on distribue aux oiseaux. Quand il n'y avait plus que des miettes, j'étais ce rouge-gorge solitaire qui se nourrissait de "ce presque rien" qui pourtant éclaira mes choix.

Je suis fier d'être médecin dans un pays qui, bien avant d'autres, légiféra sur des sujets aussi difficiles que l'avortement et l'euthanasie, au terme de très longs échanges entre humains responsables pétris de convictions diverses, dans un profond respect réciproque. Les lois qui en résultèrent, non seulement garantissaient à chaque médecin une totale liberté de conscience et de refus, mais offraient aussi de précieuses balises pour éviter les aventures, les dérives, les décisions prises dans la solitude ou la clandestinité. Ce sont des lois qui ont profondément modifié ma pratique depuis vingt ans, me guident dans les choix difficiles et me protègent sur le plan juridique quand je pose des actes médicaux qui antérieurement étaient considérés par la loi comme des crimes. Je suis fier d'être médecin chrétien, formé et ayant enseigné à l'Université de Louvain, qui vous a accueilli ce weekend avec un bel enthousiasme. J'y ai appris qu'avant toute chose la priorité du médecin était d'avoir l'oreille et le cœur ouverts à toute détresse. Chaque souffrance est unique, que ce soit celle de la femme placée devant des choix impossibles en raison d'une grossesse non-souhaitée qu'elle ne peut assumer, d'embryons porteurs de malformations létales ou issus de violences innommables. Ou, à l'autre bout de la vie, savoir ouvrir la cage à l'oiseau quand au terme d'une longue maladie l'enveloppe du corps devient insupportable à porter, de prendre soin jusqu'au bout de la souffrance, y compris en accordant la délivrance quand toutes le autres solutions sont devenues impossibles. C'est la vie qui est cruelle, cher François, pas les lois, et j'apprécie d'avoir la possibilité dans mon pays de pouvoir répondre, quand c'est la demande, à toute forme de détresse sans connaître la crainte de me voir poursuivi comme si j'étais un sicaire. Comme vous, j'ai l'intime conviction que la vie est sacrée, don de Dieu, et que l'homme n'en est pas maître. Je ne crois néanmoins pas à la valeur rédemptrice de la souffrance physique ou morale à son stade ultime et ai la conviction que le devoir de réponse du médecin à certaines demandes d'aide exceptionnelles est aussi sacré que l'est la vie.

Je suis fier d'être chrétien dans une Église en cheminement, faite d'hommes et de femmes cultivant exactement les mêmes espérances sans prédétermination de rôle, ayant accès aux mêmes professions, aux mêmes responsabilités, aux mêmes grades académiques, aux mêmes fonctions politiques quels que soient leur genre, leur race, leur culture. L’œuvre humaine étant par nature imparfaite, j'ai la conviction que les actuelles limitations d'accès aux responsabilités ecclésiales faites à nos sœurs, nos épouses, nos filles ne sont qu'une étape dans la vie de l’Église car rien n'arrête une revendication quand elle est juste. Il faut parfois se remémorer les mythes anciens, si riches d'enseignements, comme celui de Pandore. Lequel ouvrit la jarre laissée à sa garde par Zeus, contenant la maladie, la mort et de nombreux autres maux non spécifiés qui furent libérés dans le monde comme autant de papillons. Le dernier de tous, le plus essentiel, étant l'espérance qui permet de venir à bout de tous les autres. Puisse ce papillon d'espérance qui est la mienne se poser sur votre épaule, comme un modeste témoignage d'un vieux médecin à un vieux pape.

Avec toute mon affection. 
CV



Lu dans:
Christian Bobin. Ressusciter. Gallimard. NRF. 2001.
Les miettes du rouge-gorge, inspirées par Gilles Baudry, Serge Wellens, Jean Rousselot. Préface au livre de Jean Lavoué. Ce rien qui nous éclaire. L'enfance des arbres. 2017. 154 pages. Extrait p.9
La prière de Saint François. Texte anonyme, attribué au prêtre normand Esther Bouquerel, dont une première version est publiée en 1912

30 septembre 2024

Electeurs dès le berceau

 "C'est trop mignon, un enfant qui joue à voter. Il y a un décalage humoristique. Le visage du faux petit électeur est si sérieux ! Les adultes le contemplent avec tendresse, on en profitera pour prendre une photo. (..)
- J’espère que tu avais bien lu tous les programmes avant de décider !  (..)
- Et toi Jean-Michel, l'adulte, tu les avais bien lus, tous les programmes ?
Ça y est, le jeu est terminé; l’enfant touche à nouveau le sol, retourne au monde réel. Le monde réel solide, stable, raisonnable. Celui où les enfants ne votent pas. "
                        Clémentine Beauvais


À travers le monde, la seule chose qui soit universelle dans le suffrage du même nom, c’est que les enfants en sont universellement exclus. Cette exclusion nous semble évidente, comme paraissait évidente jusque 1949 que les femmes n'y aient pas accès non plus. Les motifs invoqués à l'époque étaient similaires, le manque de discernement lié à une scolarité limitée, et le risque de manipulation par l'entourage. Aujourd'hui, ce sont pourtant ces 20% de non-électeurs "mineurs" (terme révélateur de la place qu'on leur accorde) qui subissent à chaque instant les conséquences de mesures politiques prises par les adultes. Parfois, ces mesures sont dans leur intérêt, souvent non. Les enfants sont parmi les premiers citoyens à souffrir des décisions qui n’avaient en apparence rien à voir avec eux, néanmoins atteints plus profondément et plus durablement que les adultes par la pauvreté, le manque de soins, les coupes dans l’enseignement, les failles des services publics, la complexité des demandes d’aide. D'où l'idée, saugrenue en première approche, mais qui fait déjà débat dans plusieurs cercles académiques, d'accorder un droit de vote identique à tous dès la naissance. Cet élargissement du nombre d'électeurs viserait à augmenter l'inclusivité et la représentativité de la société dans son ensemble, y compris les plus jeunes, ce qui pourrait influencer les priorités politiques en faveur des générations futures. 

Certains adultes sont déjà conscients de cette injustice fondamentale actuelle faite aux enfants par leur interdiction de voter. Un ami me parlait récemment d’un voisin âgé qui souhaitait voter pour un certain parti politique, tandis que tous ses petits-enfants votaient pour un autre. Il a fini par voter pour le parti soutenu par ses petits-enfants : « Je ne suis pas d’accord avec eux », a-t-il confié à mon ami, « mais c’est ce qu’ils veulent, et c’est eux qui vivront avec les conséquences. »  Modeste contribution sans doute, mais on peut se réjouir de ce tout petit signal envoyés à nos plus jeunes: vous êtes les bienvenus. Comme le conclut Clémentine Beauvais dans un stimulant ouvrage, "Un jour, ce sera peut-être : vous êtes chez vous. Alors, on y va ? Nous ferons, nul doute, un saut dans l’inconnu. Nous ne savons rien de ce à quoi peut ressembler un pays, un continent, un monde où les enfants votent. Ce qui est certain, c’est que ce sera par définition plus juste. Et si les enfants ont tout à y gagner, il n’est pas impossible que les adultes, eux aussi, en sortent un peu grandis."



Lu dans: 
Clémentine Beauvais. Pour le droit de vote dès la naissance. Gallimard. Tracts. N° 59. 2024. 44 pages

28 septembre 2024

La dernière passion de Marguerite Yourcenar

 "Elle avait fini sa carrière promue, montée en grade, une ultime fois décorée sous l'amicale pression de ses amis, honorée sous toutes les coutures, médaillée, flattée sans jamais rien avoir voulu. Juste l'obligée d'un monde qu'elle avait cru déjouer."

                            Étienne Faure


1980. Elle a 76 ans et est reçue à l'Académie française, première femme à siéger sous la Coupole. Qui peut deviner que Marguerite Yourcenar, congratulée de toute part, vit ces honneurs comme une femme dédoublée? Sitôt la cérémonie achevée, très digne, elle va saluer le président Valéry Giscard d'Estaing et son épouse puis s'éclipse, impatiente, désinvolte pour rejoindre dans le Marais, loin des ors de la République et des caméras de la télévision française, son nouvel amour secret, Jerry Wilson un jeune photographe américain homosexuel de quarante-six ans son cadet. Elle vient de perdre Grace Frick sa fidèle compagne de quatre décennies, et semble ne plus rien avoir à attendre de la vie quand elle affronte le plus inimaginable bouleversement existentiel. Éblouie par la beauté de celui qui lui rappelle un amour de jeunesse impossible, elle fait de lui son secrétaire, son chauffeur, bientôt l’organisateur de voyages au bout du monde. Est-ce bien la même personne qui écrivait au début de son existence littéraire que "l'amour est un châtiment. Nous sommes punis de ne pas avoir pu rester seuls. (Feux)" Commence ainsi un roman d’amour aussi improbable que dangereux, aussi destructeur que littérairement fécond. Jerry Wilson la délaisse pour un nouveau compagnon et meurt du sida cinq ans plus tard. Le cœur des grandes dames est-il fait d'une étoupe particulièrement inflammable, où on retrouverait les passions tardives de Marguerite Duras et de Yann Andrea, de Piaf et Théo Sarapo, de Sarah Bernhardt, Ninon de Lenclos ou Georges Sand sans oublier l'amour dévorant d'Héloïse pour Abélard? Marguerite Yourcenar meurt un an après son dernier amour (1987), avec une épitaphe tirée de L'Œuvre au noir "Plaise à Celui qui Est de dilater le cœur de l'homme à la mesure de toute la vie."  


Lu dans: 
Étienne Faure. Et puis prendre l'air. Collection Blanche. Gallimard. 2020. 136 pages. Extrait pp. 64-65
Christophe Bigot. Un autre m'attend ailleurs. La Martinière. 2024. 304 pages. Extrait pp. 20-21

27 septembre 2024

Réflexion sur la guérison

 "Guérir ne consiste pas à retourner à un état précédent mais à faire le deuil de la réparation pour accomplir plutôt une forme de création."

                        Cynthia Fleury


Sans nier le pouvoir destructeur de la maladie, ce n'est guère une fatalité. Les récents Jeux Paralympiques mirent en évidence bon nombre d'athlètes nous surprenant par leur capacité de dépassement, et le quotidien d'un médecin est tissé de récits de malades sortis plus forts d'une affection considérée initialement comme une malédiction. Changements d'orientation professionnelle, épanouissement de talents créatifs ignorés, acceptation sereine de ses nouvelles limites, la maladie est parfois davantage une passerelle qu'un obstacle. Occasion aussi de prendre le large, métaphore marine vers le grand large existentiel, de dépasser une certaine lassitude dont on ne comprend pas toujours la cause. Il faut dès lors naviguer, traverser, aller vers l'horizon, trouver un ailleurs pour de nouveau être capable de vivre ici et maintenant.


Lu dans: 
C. Fleury, citée par Cathérine Markereel. L’arbre à clous: délivrez-nous du mal. Le Soir Culture. 27 septembre 2024
Cynthia Fleury.  Ci-gît l'amer : Guérir du ressentiment. Gallimard NRF. 2020. 336 pages

26 septembre 2024

Les jours de pomme d'or

 "Il y a,

il y a des jours de raisins doux, de pommes d’or,
de quoi faire taire notre vieille soif.
Il y a des jours de fruits amers,
quand les pépins écrasés
nous blessent un peu la langue,
Il y a des jours de courte paille
où trois fois l’on tire la plus courte.

Ainsi nous avançons, nous souvenant
et oubliant, marée haute, marée plate,
que le bonheur est un mélange
et que jamais il ne ressemble
ni tout à fait à ce que nous croyons
ni à lui-même,
ni à lui-même."
                    Francis Dannemark


Petite pensée pour cet ami-poète tôt disparu, dont la l'écriture douce-amère constituait la marque de fabrique.



25 septembre 2024

Sagesse trompeuse des indifférents

 "Dans L'Enfer de Dante, le premier cercle est réservé à ceux qui n'ont commis aucun crime mais sont restés indifférents pendant qu'on les perpétrait."

                                Marcel Cohen



Il arrive aux auteurs les plus crédibles d'être approximatifs. A relire La Divine Comédie de Dante Alighieri (1265-1321), ceux que décrit Marcel Cohen sont les âmes du Vestibule de l'Enfer, et non pas le premier cercle (aussi appelé le LImbe). Zone de transition floue, ce vestibule est réservé aux âmes des indifférents, ceux qui n'ont pris ni parti pour le bien ni pour le mal durant leur vie, ayant refusé de s'engager pour s'installer dans une neutralité confortable. Ces âmes sont condamnées à courir éternellement après un drapeau vide, tout en étant piquées par des guêpes et des mouches, symbolisant leur tourment intérieur et leur lâcheté morale. Elles ne sont pas vraiment en Enfer, mais ne méritent pas non plus d'entrer au Paradis ou même au Limbe. En ferions-nous partie? On s'en défendrait, quoique... Certains jours, éteignant les news télévisées, consultant l'état de nos avoirs dans un grand groupe bancaire aux investissements pas si neutres, déchiffrant l'origine de l'avocat, des dattes et des raisins qui mûrissent dans la corbeille à fruits, de l'appareil à gazéifier l'eau du repas, ou de la destination opaque de notre armement réputé, me prend l'envie de relire les "réflexions d'un spectateur coupable" de Thomas Merton (1970). Les guêpes et les mouches décrites par Dante sont éternelles. 


Lu dans:
Marcel Cohen. Cinq femmes. NRF Gallimard. 2023. 188 pages. Extrait p. 22
Dante Alighieri. La Divine Comédie. L'Enfer, Le Purgatoire, Le Paradis. Flammarion. Poche. 2010. 628 pages. Composée entre 1303 et 1321n, sa première édition retrouvée daterait de 1843.

24 septembre 2024

Triste pluie


 "On attribuait à ce patriarche une rigueur morale telle qu’on ne l’avait jamais vu verser une larme. Rien n’était plus faux; d’un naturel pudique, il ne lâchait ses pleurs que sous la pluie."
                                Lucas Mommer


Les grandes douleurs sont muettes.


Lu dans: 
Lucas Mommer. Micro-drames. Cactus inébranlable. Coll. Microcactus. 2024. 110 p. Extrait p.191

20 septembre 2024

 « Les meilleures choses dans la vie sont gratuites. Les deuxièmes meilleures choses sont très chères. »

                                    Clint Eastwood



19 septembre 2024

Automne


 "À la fin de septembre les étoiles refroidissent
et il y a dans le pré une odeur de pommes trop mûres
J’aimerais que la mer qui voyage sans cesse
m’écrive une lettre de sel très blanc avec juste une ombre de mélancolie
où elle me parlerait de pays très lointains et de rivages verts
une lettre pour l’automne.     Nous la lirions sous la lampe
parce que les journées raccourcissent au moment des vendanges
et que l’océan est loin malgré le vent qui nous en parle.
J’ai monté des bûches et le petit bois pour allumer du feu
et je regarderai la flamme danser sur tes pommettes."
                            Claude Roy



Rien ne surpasse un bel automne, lumineux comme l'été avec déjà une fenêtre ouverte sur l'hiver. Après la saison des moissons vient l'époque des vendanges, des bûches à faire sécher, du ramassage des pommes. On va regagner sa tanière.


Lu dans: 
Claude Roy. Claude Roy, un poète. Recueil. 1985. Gallimard. 125 pages.

18 septembre 2024

Et la plume s'envole

 "Il avait toujours pris la vie avec légèreté. Aussi, quand il ouvrit la fenêtre pour se jeter dans le vide, il ne chuta pas: il s’éleva."

                            Lucas Mommer


La légèreté n'a pas toujours eu bonne presse et s'entendre remettre sa dissertation commentée d' "un peu léger, votre travail" n'était guère valorisant, assimilé à une forme de superficialité. Et si la légèreté était davantage une affirmation joyeuse de la vie et à tous les devenirs possibles,  en opposition au ressentiment, à la lourdeur des idées figées? Le taoïsme y voit ainsi un état de fluidité, d'harmonie avec le flux naturel des choses, la capacité d'agir sans effort, sans lutte, et d'adopter une attitude de détachement face aux aléas du monde. Rendre aux contretemps de l'existence leur juste place, sans leur accorder une importance excessive.


Lu dans: 
Lucas MOMMER. Micro-drames. Cactus inébranlable. 2024. 110 p. Extrait p.46

17 septembre 2024

Les temps modernes

 «L'usine du futur n'aura que deux employés, un homme et un chien. L'homme sera là pour nourrir le chien. Le chien sera là pour empêcher l'homme de toucher à l'équipement.»
                        Warren G. Bennis

  


«L'espèce humaine sera [...] devenue une race dévouée à l'entretien des machines. » La réflexion émise en 1964 par Isaac Asimov était en-deça de la réalité. Loin des chaînes de montage des"Temps modernes" de Charlie Chaplin, alignant des ouvriers asservis au rythme de leur machine, des robots font actuellement tourner des usines entières. Faut-il s'en réjouir ou s'en désespérer? Des patients me décrivaient, au début de ma pratique, leur atelier où les chants accompagnaient les gestes, et où les ouvrières - comme dans Carmen - fabriquaient les cigares en les roulant sur leurs jambes nues. Entre cette vision idyllique du travail et la déshumanisation d'une usine vide, cinquante ans ont passé. L'homme et son chien connaissent plusieurs variantes: vigie de nuit en usine certes, mais aussi chien d'aveugle, vagabond au repos sur un banc de New York (voir l'image), promeneur en forêt avec son compagnon à laisse. L'automatisation des tâches répétitives reste avant tout une libération, pour autant qu'elle permette une activité de substitution créative. Il faut se méfier des images au départ présentées comme désespérantes.
   


Lu dans:
Rutger Bregman. Utopies réalistes. Seuil. 2017. 250 pages. Extrait p.176
Warren G. Bennis. Cité par Mark Fisher. The Millionaire's Book of Quotations. Thorsons. 1991. p. 15.



15 septembre 2024

Te Nande


"Taraouaca umbari karanê
Mouroane umbari saranê
Kaho anze umbari te nande
Te nande, te nande
Te nande, te nande."
         

"Quelle est notre origine, d’où venons-nous, d’où venons-nous?
Taraouaca, la rivière rivière nous guide
Mouroane, l'esprit de la forêt, nous protège
Nos ancêtres nous montrent d’où nous venons."
                    Te Nande. Curawaka


En français, Te Nande peut se traduire par "D'où venons-nous ?" ou "Quelle est notre origine ?". Musique incantatoire issue de la culture Huni Kuin, peuple indigène d'Amazonie, cette mélodie incite à à une réflexion sur les origines, l'appartenance et la connexion à la terre et aux ancêtres, des thèmes récurrents dans la spiritualité et la culture Huni Kuin. L'album de Curawaka, intitulé Te Nande, reflète cette quête des racines et de la compréhension de soi à travers la sagesse ancestrale.  Leçon d'humilité qui redonne à l'humain sa juste place, en écho à la sagesse du moine Thomas Merton: "Nul n’est une île, en soi suffisante / Tout homme est une parcelle de continent, une partie du tout."


Lu dans:
Te Nande. Curawaka. 2019. Traditionnel en langue Huni Kuin , peuple indigène d'Amazonie, notamment au Brésil et au Pérou.
Thomas Merton (1915-1968). Nul n'est une île. Traduit par : Marie Tadié. Points Sagesses. Sagesses. 1993. 216 pages

13 septembre 2024

Bloody Sunday

 "There's many lost, but tell me who has won?"  Beaucoup ont perdu, mais dites-moi qui a gagné ?  
                U2.  Sunday, Bloody Sunday

                

Le récit sinistre des conflits actuels qui s'éternisent remet en lumière l'éternelle question: qui gagne et qui perd au terme d'une confrontation armée meurtrière? A Ablain-Saint-Nazaire, dans le Pas-de-Calais fut érigé un émouvant mémorial baptisé « Anneau de la Mémoire », une création gigantesque visant à rappeler les morts au combat dans cette région de l'Artois, marquée par les offensives extrêmement meurtrières de l'armée française en 1915. Juxtaposé à ce qui est le plus vaste cimetière militaire français, celui de Notre-Dame-de-Lorette, cet étonnant monument se dresse depuis 2014. Cinq cents panneaux d'acier de 3 mètres de haut, assemblés en ellipse sur une surface de la taille de deux terrains de football, le composent. Sur chaque panneau figure le nom d'environ 1 200 soldats tués dans le secteur Nord-Pas-de-Calais au cours du conflit. Au total, 576 606 combattants sont identifiés sur les 499 premiers panneaux, le cinq-centième laissé vierge afin d'accueillir les patronymes de soldats portés disparus non-encore retrouvés. L'Anneau de la Mémoire recense tous ces morts au combat sans mentionner ni leur nationalité ni leur grade, renvoyant à plus de quarante nationalités. Les patronymes identiques sont nombreux, les prénoms par contre illustrent bien les diverses nationalités des victimes. L'objectif étant de souligner la proximité ethnique, historique et culturelle de beaucoup de ces jeunes Européens qui se sont entre-tués sur le front occidental avant que s'établisse une sorte de fraternité posthume. 


Lu dans: 
Jean-Michel Steg. Qui a gagné la guerre de 14? Enquête sur l'après-guerre de 1918 à nos jours. Perrrin. 2022. 267 pages. Extrait pp 12,13,14
U2.  Sunday, Bloody Sunday. Sortie le 21 mars 1983, cette chanson qui rend hommage aux morts de Derry, le dimanche de janvier 1972 qui deviendra aussitôt le Bloody Sunday.

12 septembre 2024

L'instant capté


"Il arrive parfois     au plus absent des jours
qu’un ange     déroule une échelle de lumière
dans un rai de poussière
l’esprit s’y agrippe     et l’âme s’y désaltère  (..)

Ainsi fut-il     fugitive offrande     cet arc-en-ciel du soir
immensément radieux         ostentatoire même
en arrière-fond du parking d’une surface marchande
peuplée de familles du samedi soir aux chariots pleins

soudain immobiles tournées vers l’inouïe lumière
tous     bras droit en l’air muni d’un portable
pour capter la beauté céleste         irréelle
émouvante         gratuite     et renouvelée de l’univers.
                Jeanne Champel Grenier. Signe


Que serions-nous sans la beauté? Inattendue et gratuite, faisant effraction dans notre journée, aussi réelle que fugace.  Une mélodie dans la rue, un arôme de café fraichement torréfié par la porte d'une devanture, un rayon de soleil dans la ramure du marronnier de septembre, l'envol d'un oiseau surpris, le scintillement d'un bel avion dans le bleu du ciel. Cadeaux que rien n'annonce, et qu'il faut saisir avant qu'ils ne s'estompent tout aussi soudainement.


Lu dans:
Jeanne Champel Grenier. Signe. Une seconde éternité, proses, poèmes et tableaux. Ed. France Libris. 2021. 78 p

11 septembre 2024

Entre illusion et utopie

 «L'utopie est à l'horizon. Je m'approche de deux pas; elle recule de deux pas. Je fais encore dix pas et elle s'éloigne en courant de dix pas encore. J'aurai beau avancer, je ne l'atteindrai jamais. À quoi sert donc l'utopie? Elle sert à cela: continuer à marcher.»
        Eduardo Galeano (1940-2015)

                    



Immortalisée par Hergé, l'oasis dans le désert qui recule au fur et à mesure de la progression de Tintin a nourri notre imaginaire d'enfance. Mirage? Utopie? Mirage bien sûr. Ne nous y trompons pas. Un mirage est un phénomène optique, une illusion, un leurre qui dupe nos sens, tandis qu'une utopie est un idéal théorique qui peut sembler impossible à réaliser, mais qui n'a pas pour but de tromper, au contraire, il incarne une aspiration vers un monde meilleur. A l'heure où nous envahissent les images, les sons, les vidéos issues de l'intelligence artificielle, vit-on dans les illusions ou dans les utopies?


Lu dans: 
Rutger Bregman. Utopies réalistes. Seuil. 2017. 250 pages. Extrait p.239

10 septembre 2024

Sagesse douce amère du grand âge

 "L’époque vieillit mal. Dès qu’on commence à se plaindre que le son est trop fort dans les discothèques, que les policiers sont trop jeunes et qu’ils nous font rire sous cape quand ils prennent cette allure de faux cow-boys, que les voitures roulent trop vite, que les gens ne respectent plus les règles de la circulation et que plus personne ne sait à quoi sert le feu jaune, que la politesse est devenue une forme de flatterie publique, que les femmes qu’on a connues rajeunissent à si folle allure qu’on a l’impression de les croiser en remontant le temps, que les médecins sont devenus insensibles aux états d’âme de patients eux-mêmes survoltés, qu’on n’arrive pas à comprendre ce que disent ces animateurs de la télé qui n’articulent pas et parlent décidément trop vite, dès qu’on se plaint que des gens qu’on connaît à peine vous téléphonent tôt le dimanche matin, qu’il n’y a plus de bons écrivains comme du temps de Malraux et Miller, que le cinéma italien a connu son âge d’or dans les années 60 et que cet effritement s’est fait à notre insu, enfin dès qu’on évoque à tout bout de champ son enfance, comme je le fais, c’est qu’on a vieilli." 

                            Dany Laferrière.


Féroce mais si vrai. De tous les vieux, les pires étant ceux qui proclament en permanence être restés jeunes.


Lu dans: 
Dany Laferrière. L'art presque perdu de ne rien faire. Grasset. Collection bleue. 2014. 432 pages

09 septembre 2024

Le bel automne

 « Un jardinier me fait remarquer que c'est en automne qu'on perçoit la vraie couleur des arbres. Au printemps, l'abondance de la chlorophylle leur donne à tous une livrée verte. Septembre venu, ils se révèlent revêtus de leurs couleurs spécifiques, le bouleau blond et doré, l'érable jaune-orange-rouge, le chêne couleur de bronze et de fer. »

        Marguerite Yourcenar, Écrit dans un jardin



Lu dans: 
Chrsitophe Bigot. Un autre m'attend ailleurs. La Martinière. 2024. 310 pages. Extrait p.23

07 septembre 2024

Sagesse de Stig Dagerman

 

"Tout ce qui m'est arrivé d'important
et a rendu ma vie merveilleuse:

la rencontre avec un être aimé
une caresse sur la peau
une aide dans un moment critique
le spectacle d'un clair de lune
une promenade en mer à la voile
la joie que l'on à donnée à un enfant
le frisson devant la beauté d'un paysage.

Tout cela se déroule en dehors du temps
en l'espace d'une seconde ou en l'espace de cent ans.
Le bonheur se situe en marge du temps."
            Stig Dagerman



Rien n'est aussi fragile que le bonheur, comme en témoignent ces paroles lumineuses de celui qui est considéré comme un des écrivains suédois les plus importants des années 1940. Envoyé en Allemagne en 1946 pour témoigner pour son journal des dégâts de la guerre, il publie "Automne allemand", et arrête d'écrire. Le 4 novembre 1954, il s'enferme dans son garage et se suicide en laissant tourner le moteur de sa voiture, laissant un dernier texte désespéré "Notre besoin de consolation est impossible à rassasier".


Lu dans:
Stig Dagerman. Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. 1952.Actes Sud 1993. 21 pages,

06 septembre 2024

Ex ministre

 "Être ancien ministre, c’est s’asseoir à l’arrière d’une voiture et s’apercevoir qu’elle ne démarre pas."

                            François Goulard   


Cette réflexion douce-amère de François Goulard, ancien ministre de Jacques Chirac en 2012, lui avait valu à l’époque le prix de l’humour politique.


Lu dans: 
Par Nathalie Segaunes. L’étalage des ambitions de ces ministres qui se verraient bien rester dans le futur gouvernement. Le Monde. 4 septembre 2024.

05 septembre 2024

Miroir

 

Je suis svelte, comme tu le veux
Et je prends soin de moi,
comme il convient pour une femme que tu aimes.
J’utilise ta brosse à dents
et ma langue sait bien répéter, comme tu le souhaites,
les mots qu’il faut
avec calme et dignité.
J’aime la même musique que toi.
Je possède tes livres.
J’embrasse les lieux que tu visites.
Je te ressemble beaucoup.
Tu m’as fait devenir toi.

Je ne t’aime plus
                    Hanadi Zarka. Miroir

Lu dans:
Hanadi Zarka. Trad. Maram al-Masri. Anthologie des femmes poètes du monde arabe. Le Temps des Cerises. 2012


04 septembre 2024

C'était hier

 

"Les jeunes sont de plus en plus violents, de plus en plus jeunes."
            Article de presse de 1900, lu sur France Inter par Henri Leclerc.




Henri Leclerc, grand avocat français mort le 31 août, à l’âge de 90 ans, n'hésitait pas à monter au créneau pour dénoncer les idées qui choquent et les idées de haine, ainsi que la tentation de ne résoudre les problèmes de la jeunesse que par la police. Le rappel à l'antenne de cet article de presse de 1900, qui aurait pu dater de la veille, peut nous inspirer. Être avocat, c’est aussi lutter contre les litanies.


Lu dans:
Laure Heinich. Il a montré que l’on pouvait être à la fois une mascotte et une légende. Le Monde 3 septembre 2024.

03 septembre 2024

Des étoiles qui rient

 "Il faut bien admettre que nos vies n'ont aucune importance. Nous aurions pu ne pas être. Nous sommes. Minuscule événement, infime détail en regard de la Grande Ourse, là-bas, et des atomes éternels. Pourtant, notre vie, elle, n'est pas « là-bas » : elle est là devant, dérisoire mais pleine, passagère mais indépassable. Je n'ai qu'elle, je ne vois le monde qu'à travers mes yeux, je ne le touche qu'avec mes mains, au cœur de ce qu'il y a toujours de mal fagoté, de pas fini, dans l'existence humaine." 

                        Pascal Chabot


Peut-être un des derniers soirs d'été à contempler le ciel immense sur la terrasse. Que j'aime ce moment avant la nuit, la ville qui dort, la ligne d'horizon des maisons voisines, le bruit familier d'une vaisselle, une conversation que laisse entendre une porte ouverte, ces avions qui arrivent de loin, ceux qui s'en vont, comme portés par les nuages immobiles. Humains, et fragiles. Nous sommes des passagers sur la terre. Puis le regard s'éloigne, change de focale, aux frontières du visible de ce qu'autorise la luminosité d'une ville la nuit: les étoiles, difficiles à distinguer des avions, immobiles, inhumaines, éternelles. Je suis de leur monde, elles ne sont pourtant pas mon monde. Ma planète est aussi minuscule que celle du Petit Prince, remplie d'un vécu multiple et désordonné, de personnes aimées, de quelques projets restants, d'une fleur ou autre à arroser. Une étincelle dans l'azur, mais c'est ma planète, et je n'ai qu'elle. Loin dans le passé, j'avais cinq ans à peine, me revient soudain le souvenir de m'être perdu dans les mêmes questions, les mêmes incertitudes. Une vie se passe, on cherche un sens à lui donner, à laisser un souvenir pas trop moche, à assumer un quotidien utile, pour convenir un soir sur sa terrasse que cela ne change pas grand-chose aux étoiles.


Lu dans: 
Pascal Chabot. Un sens à la vie. Enquête philosophique sur l'essentiel. PUF. 2024. 208 pages.
Florent Georgesco. A l'essentiel, sans illusion. Le Monde. 30 août 2024.

02 septembre 2024

Parfum de rentrée

 

"Sur la plage abandonnée
coquillages et crustacés
qui l'eût cru!         déplorent la perte de l'été
qui depuis s'en est allé.
Le mistral va s'habituer
à  courir sans les voiliers
et c'est dans ma chevelure ébouriffée
qu'il va le plus me manquer
Le soleil mon grand copain.

On a rangé les vacances
dans des valises en carton
et c'est triste quand on pense à la saison
du soleil et des chansons
Le train m'emmènera vers l'automne
retrouver la ville sous la pluie."
        La Madrague. Brigitte Bardot


On rentre. Il y une odeur de craie et de cahiers neufs sous les marronniers. L'émotion est intacte, la mienne comme la leur: sur la première page, en haut à droite, vous inscrivez soigneusement 1er septembre, et retenez votre souffle un court instant. Qu'avez-vous envie d'apprendre que vous ne sachiez encore? L'étendue de nos inconnaissances est sans limite, c'est le court moment d'en prendre conscience, qu'on ait sept ans ou septante, et d'aller vers l'avant.  Les plus poètes structurent déjà leur page d'une étoile au ciel, les plus scolaires souligneront soigneusement la date et traceront une marge . D'autres sont déjà dans les nuages.

Magie de septembre: qu'on soit jeune ou vieux, nous sommes à nouveau tous en apprentissage quand sonne la première cloche, des projets pleins la tête, apprendre l'anglais chez Lingo, réussir un succulent oeuf mollet champignon/céleri rave sans sa coquille, enfin lire Dumas dans le texte et l'apprécier, payer ses extraits de banque dans sa voiture sur son smartphone. C'est un jour où il n'y a plus de sot, tandis que règne la soif d'apprendre.




Lu dans:
La Madrague. Paroles. Gérard Bourgeois & Jean Rivière. Interp. Brigitte Bardot. Warner Chappell Music France

01 juillet 2024

Seul en son palais


"Oui, j'ai changé d'emploi,
mes chers compatriotes,
contemplez mon palais, constatez mon émoi,
je vous joue du pipo et vous paierez la note."  
                        Claude Lemesle

Sept ans après. Qui ne se souvient du jeune président jupitérien le soir de sa victoire, saluant ses électeurs en liesse avec un art consommé de la mise en scène devant l'emblématique pyramide de verre du musée du Louvre, symbolisant tradition et modernité. L'accent était mis sur l'unité, l'espoir d'un avenir innovateur et de croissance pour la France, qu'il se proposait de diriger comme on administre une banque. Ne doutant de rien, ni de lui, il se positionnait en rempart contre l’extrême droite: « Si on gagne, ils s’effondreront le jour d’après, aucun doute» (discours à La Plaine Saint-Denis le 20 mars 2017). Il arrive à chacun de tirer la mauvaise carte, et le moment n'est pas venu d'ironiser sur l'impulsivité de la décision de dissoudre l'Assemblée nationale, ni d'attribuer aux électeurs des points selon le choix qu'ils ont posé: c'est leur souveraineté et notre fierté de vivre en démocratie. Mais que les couloirs de l’Élysée doivent être sinistres cette nuit, bien loin de l'Olympe où leur occupant se voyait arrivé. 


Lu dans: 
Claude Lemesle. L'art d'écrire une chanson. Eyrolles. 2018. 174 pages. Extrait p.150

28 juin 2024

Sagesse d'Erri de Luca

 

"C’est comment d’être vieux ?  C’est quand on te parle et qu’on glisse en permanence le mot “encore”. Vous travaillez encore ? Vous campez encore ? Si on me demande comment je vais, on s'attend à ce que je je réponde : je suis encore là."
                                Erri de Luca




Erri De Luca vient d’avoir 74 ans, et ce court roman est son quarantième ouvrage. Il y médite, entre autres sur la vieillesse. Voici donc Erri De Luca… encore. On retrouve dans ces pages l’admirable concision de style alliée à la sereine hauteur de vue qu’on lui connaît. Avec ses sujets de prédilection, les questions métaphysiques, le grand écrivain italien s’amuse. Il est question du temps qui passe et de ce que l’on fait du temps qui reste. L'âge, au fait, cela commence quand? La première fois qu'on vous cède la place dans le métro? Qu'on vous vouvoie dans un groupe où tout le monde se tutoie? Ou pire, qu'à l'hôpital le personnel vous tutoie, assorti d'expressions affectueuses (viens papy, c'est à toi)? C'est lorsque la lecture des nécrologies débute par la recherche de la date de naissance des chers disparus, "tiens, plus jeune que moi". Quand on se surprend à entendre derrière soi "il ne fait décidément pas son âge", ou pire encore "vous êtes vraiment bien pour votre âge", c'est que l'âge est là.


Lu dans:
Erri De Luca. Les Règles du mikado. Le regole dello Shangai. Traduit de l’italien par Danièle Valin. Gallimard. 2024. Du monde entier. 160 p.

Les jouets d'une vie

 "En y regardant de près, toute notre vie paraît être une recherche de jeux et de jouets. Cela commence déjà après notre naissance ; le premier jouet est le biberon ; plus tard, ce sont des poupées et des ours ; lorsque nous sommes plus âgés, nous nous intéressons à des jeux mécaniques, à des appareils photographiques et à des voitures ; pendant l'adolescence, c'est l'autre sexe ; plus tard, des études et des recherches, des compétitions de toutes sortes et le sport. Tout cela ne signifie rien d'autre, finalement, que des jeux. Jusqu'à notre mort, nous échangeons un jouet contre un autre et toute la vie n'est autre qu'activité de jouer." 

                                                                                    Kosho Uchiyama (1912-1998)



Amusante observation, un peu réductrice. La vie nous réserve à tous ces moments rares où il n'y a plus de jouets, et ne demeure que la stupeur d'être. Nous étions perdus quand surgit l'éclaircie, une route, une rencontre, une lueur, une parole qui font croire au lendemain.  Bien sûr l'homme reprendra ses jouets, en inventera d'autres pour calmer son angoisse existentielle: la peur de s'ennuyer. Mais le souvenir de ces moments d'exception demeure intact.  Une patiente maintenant octogénaire, interrogée sur les instants de bonheur de son existence, en avait connu un, une seule fois, qui ne dura que dix minutes, à la recherche d'un carré de soie aux Tissus du Chien Vert pour confectionner un foulard. Soudain elle l'avait trouvé, exactement ce qu'elle cherchait depuis des mois. Sa douceur soyeuse lui caressait les mains, ses couleurs se mariaient aux mille teintes des tissus voisins, et le silence du lieu était musique. "Cela ne dura qu'un court instant, mais j'avais touché du doigt ce qu'était le bonheur. Je ne connus plus jamais pareil moment par la suite." D'aucuns ont décrit leur expérience de mort imminente (NDE, near death experience), où tous les jouets disparaissent ne laissant qu'une luminosité à la fois aveuglante et grisante. La Vie n'est qu'un jeu, entrecoupé de courtes pauses où elle n'est que la Vie.


Lu dans:
Kosho Uchiyama. Réalité du Zen : Le chemin vers soi-même. Le Courrier du Livre. 1974. Extrait. pp. 73-77    

26 juin 2024

Sagesse de Kosho Uchiyama


 "Quand tu puises de l’eau dans un seau,
Ce n’est pas à ce moment que l’eau vient à la vie ;
C’est l’eau de l’univers entier
Que tu puises dedans le seau.

Quand l’eau du seau est tarie,
Dispersée sur la terre mère,
Ce n’est pas à ce moment que l’eau disparaît,
C’est l’eau de l’univers entier
Répandue jusque dans l’entièreté de l’univers.

L’homme naît :
Ce n’est pas à ce moment, que la vie vient à la vie ;
C’est la vie de l’univers entier
Puisée dans cette parcelle de pensée
Que je nomme « je ».

L’homme meurt :
Ce n’est pas à ce moment, que la vie disparaît :
C’est la vie de l’univers entier
Répandue de la parcelle de pensée que je nomme « je »
Jusqu’au sein de l’entièreté de l’univers.

    Kosho Uchiyama (1912-1998)


Lu dans:  
Kosho Uchiyama. Ouvrir la main de la pensée: Méditer dans le bouddhisme zen. Paris, Eyrolles. 2013.

24 juin 2024

Tu verras, tu seras bien

 "Lutter contre le vieillissement c’est, dans la mesure du possible, ne renoncer à rien. Ni au travail, ni aux voyages, ni aux spectacles, ni aux livres, ni à la gourmandise, ni à l’amour, ni au rêve. Rêver, c’est se souvenir tant qu’à faire, des heures exquises. C’est penser aux jolis rendez-vous qui nous attendent. C’est laisser son esprit vagabonder entre le désir et l’utopie."   

                                        Bernard Pivot


Dix fois au moins, les médecins et sa famille lui ont suggéré d'entrer en maison de repos, "t'auras plus de courses à faire, de ménage quotidien, plus de feu en plein hiver, t'auras plus souci de rien, tu verras, tu seras bien", comme le chantait l'ami Ferrat. La voix de la raison se perd dans le sable. Hier matin dimanche, je l'ai entrevue avec son caddie attendant le bus à destination du marché du Midi, où elle s'achète chaque semaine l'un ou l'autre produit de sa Grèce natale trouvé nulle part ailleurs. Court moment de sa semaine où elle a vingt ans, le dos libre et les rêves plein la tête. Il est des déraisons contre lesquelles on ne peut rien faire. 


Lu dans: 
Bernard Pivot. Les mots de ma vie. Albin Michel. 2011. 336 pages.

22 juin 2024

L'étrangeté d'être

 "Un des pouvoirs de l'esprit les plus précieux et les plus avarement dispensés, c'est celui de savoir s'étonner de l'ordinaire. Des milliers d'hommes avaient vu tomber des milliers de pommes avant Newton."

                        Thierry Maulnier.



De tous les étonnements ordinaire, le moins répandu: s'étonner d'être soi. Il n'y avait pas une possibilité sur un million que je fusse là, et moi. Plus étrange encore: je suis, et je n'y suis pour rien. Tout cela est tellement inconcevable qu'on préfère ne pas trop y penser.


Lu dans:
Thierry Maulnier. L'étrangeté d'être. 1977-1979. NRF Gallimard. 1982. 326 pages. Extrait p.28


21 juin 2024

Il pleut


"Il pleut,
Il pleut,
Sur les jardins alanguis,
Sur les roses de la nuit,
Il pleut des larmes de pluie,
Il pleut,
Et j'entends le clapotis,
Du bassin qui se remplit, (..)
Une odeur de foin coupé,
Monte de la terre mouillée,
Oh mon Dieu, que c'est joli,
La pluie."
        Barbara


La pluie me réveille. C'est incongru, la pluie un 21 juin, et utile pour nous éloigner des clichés, de cette clarté sans nuées et de cette chaleur brûlante du solstice d'été, effaçant les ombres, asséchant les pelouses. Savourer cette luminosité toute en nuances qui effleure les contours, ce bruit assourdi des gouttes sur la toiture, ce non-respect de la norme qui veut que l'été soit ensoleillé, nous fait signe: le bonheur est de vivre dans la réalité et non dans les clichés.


Lu dans: 
Barbara. Pierre. Comp. Monique Andrée Serf. Warner Chappell Music France. 1964


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20 juin 2024

Nulle rivière ne boit son eau

 

"Rien dans la nature ne vit pour lui-même.
Les rivières ne boivent pas leur eau.
Les arbres ne mangent pas leurs fruits.
Le soleil ne brille pas pour lui-même.
Vivre les uns pour les autres est la loi de la nature."
            Auteur inconnu, lu dans Respire de Maud Ankaoua.


Bonne entrée en matière pour célébrer le jour le plus long de cette année, année bissextile, le jour du solstice tombe aujourd'hui le 20 juin.


Lu dans:
Maud Ankaoua. Respire. Eyrolles. 2020. 311 pages
Transmis par Michel Jehaes. Textes quotidiens. https://groups.google.com/d/msgid/textes_quotidiens/CA%2BepALUKhqJhTEeOSfHOGuQSmpub-5Z4nrE-AnWm7-jQfYAVPw%40mail.gmail.com

18 juin 2024

Hyperbole langagière

 "Je suis en PLS" 


Qui dit examen dit stress et l'expression "je suis en PLS" ( je suis en position latérale de sécurité, recommandée en cas de coma par les urgentistes) fait un tabac. Elle supplante le célèbre "je suis au bout de ma vie" dont je me suis souvent dit, vu le jeune  âge de ceux qui l'énoncent, "voila une fin qui risque cette fin qui risque d'être longue". 

16 juin 2024

L'ours mal léché n'est pas toujours celui qu'on pense

 "On peut faire confiance à un ours pour être un ours, mais pas forcément à un humain pour être un être humain." 


Seules en forêt, une majorité de femmes préféreraient croiser un ours qu’un homme. La vidéo Homme ou ours? a été vue plus de 16 millions de fois sur TikTok. On y voit des femmes de tous âges répondre majoritairement préférer se retrouver face à un ours. Parmi les arguments avancés : « L’ours ne peut que me tuer ou me laisser tranquille, alors que face à un homme il y a une infinité de possibilités », « Si je raconte qu’un ours m’a attaquée, on me croira », « Si je survis, je ne risque pas de le recroiser en ville », « Si un ours me tue, au moins, on l’abattra après », « Personne ne me dira que l’ours m’a attaquée à cause de ma façon de m’habiller »…  Le sujet  homme vs ours fait débat non seulement entre les hommes et les femmes, mais divise aussi les hommes entre eux. Ainsi des mères de famille ont décidé de poser la question à leurs compagnons, en demandant ce qu’ils préféreraient s’agissant de leur fille. Les hommes interrogés répondent majoritairement « un ours ».

Opinion non-dénuée de fondement. Le biologiste Jean-Jacques Camarra, un des plus grands spécialistes de l’ours brun en France, nous apprend que ce dernier est globalement inoffensif pour l’homme, et que dans la très grande majorité des cas, l’ours va s’enfuir. Les attaques de randonneurs ou de campeurs sont rarissimes d'un point de vue statistique. Les ours ont peur de l'homme, qui les a massacrés pendant plusieurs siècles, et cette histoire a imprégné leur comportement. Les mères enseignent à leurs oursons des stratégies d’évitement des humains, par exemple en les emmenant depuis leur plus jeune âge dans des zones très escarpées où ils auront peu de chance d’en rencontrer. Le décès d'un joggeur dans le nord-est de l’Italie en avril 2023 a ému l'opinion, mais il s’agissait de la première attaque d’ours sur le sol italien depuis cent cinquante ans. Peut-on ne dire autant de l'homme?


Lu dans: 
Marjorie Philibert. Seules en forêt, une majorité de femmes préféreraient croiser un ours qu’un homme. Le Monde. Lundi 17 juin 2024.
Jean-Jacques Camarra. Au pays de l’ours. La Salamandre. 2022

13 juin 2024

La fugue de la jadda

 "C'est une matinée de printemps qui se souvient de l'hiver. Le vent d'ouest charrie des nuages gris qui se bousculent, comme des écoliers. Pourtant, une secrète certitude réchauffe Gabriel dans sa gabardine démodée : il fera beau, c'est sûr. Dans la rue, les autos roulent encore en veilleuse ; sur les trottoirs, les passants ne sont pas très nombreux. Qu'ils ne s'aperçoivent pas trop vite que je suis parti ! " 

                                        Jean-Marie Alfroy



C'est comme un conte, mais en vrai, et qui finit bien. Un conte d'aujourd'hui, ou plutôt de la semaine passée, on se pince pour y croire. Je l'ai quittée la veille, apathique et somnolente, calée entre les oreillers, gare aux chutes si elle se lève seule. La mémoire la fuit, comme tant d'autres. Un rayon de soleil annonçant l'été, inespéré, a dû réveiller en elle des envies de voir le monde. La surveillance s'est un peu relâchée, son mari sieste à poings fermés, à ses côtés le lit est vide à son réveil. Un arrêt de tram devant la porte fait craindre une fugue au centre ville, le parc en face est vaste, l'étang profond, où se trouve donc la jadda (grand-mère) ?  Recueillie par un automobiliste en début d'après-midi qui l'abrite dans son véhicule et poste son portrait sur les réseaux sociaux, ses enfants avertis par des voisins la retrouvent deux heures plus tard. Tout ne va pas si mal dans notre fichue société.



Lu dans:
Jean-Marie Alfroy. La fugue du père. NRF. Gallimard. 1984. 182 pages. Extrait pp 27-29

12 juin 2024

Le silence n'est pas un vide

 Silence (musique) — Wikipédia


« Le silence est une tranquillité mais jamais un vide. Il est clarté mais jamais absence de couleur, il est rythme. Il est le fondement de toute pensée ».
                                Yehudi Menuhin



Ah les lointains souvenirs de solfège, ces silences sur une partition musicale qui sont à la note ce que l'inspiration est à l'expiration, se divisant en soupir, demi-soupir voire quart de soupir, tout un programme pour surprendre, émouvoir ou dramatiser une interprétation. Arthur Rubinstein, arrivé au terme de sa vie, confessait ne plus avoir la virtuosité de ses jeunes années pour égrener les notes, "mais pour ce qui est des silences, je suis devenu imbattable." Et de partager avec malice comment placer tout à la fin de l'interprétation d'une œuvre, juste avant la dernière note, un long silence suspendant le public au clavier, dans l'attente de l'ovation qu'il ne manquait jamais de susciter. Cabotin Rubinstein? Ou connaisseur génial de l'âme humaine. 

Le solfège est-il transposable dans nos vies? On peut le penser en découvrant quelque peu l'art de la partition. On y apprend par exemple que trop de sons continus fatiguent l’auditeur, tandis que les pauses bien placées permettent de maintenir une écoute agréable et harmonieuse, que les silences permettent aux musiciens de respirer, de changer d’instrument ou de position, et d’ajuster leur jeu en laissant le temps à une émotion de se développer ou de s’éteindre. Si la note est l'expression même de l'instant présent, le silence est celui de l'anticipation, préparant l'auditeur à ce qui va suivre, moment de réflexion pour assimiler ce qui vient d'être entendu. Le silence n’est pas simplement l’absence de son, mais ce qui enrichit le son.  Sur la partition de notre existence, où placer les notes et les silences pour en faire une expérience qui en vaille la peine, éviter l'épuisement des sons continus, autoriser la respiration, ajuster le jeu le temps d'une émotion, anticiper et assimiler ce qui vient d'être vécu. 


Lu dans:
Arthur Rubinstein. Ma jeune vieillesse. Robert Laffont. 1980

11 juin 2024

Sur le pouce

 "Comme le bébé qui saisit le pouce de ses parents, cela permet à l’enfant d’être rassuré. Cet aspect réconfortant se manifeste aussi quand il met son pouce en bouche. C’est le seul doigt qui s’adapte parfaitement à la fois au voile du palais et sur la langue parce qu’il est bombé d’un côté et plat de l’autre. En fait, ce doigt doté de deux phalanges ne ressemble vraiment à aucun autre."

                    Mathieu Vidard. Sur le pouce


Dommage que ce ne soit pas le pouce qui soit utilisé pour passer l'alliance, plutôt que l'annulaire. La symbolique serait belle.


Lu dans: 
Mathieu Vidard. Sur le pouce. Grasset. 2024. 304 pages