"Les années autrefois étaient plus immobiles
les frênes les mésanges l'herbe les étangs
étaient plus certains
tout était pour de vrai
Ce qui existe a l'air d'exister moins
d'être moins sûr de son droit
ou bien est-ce moi?
Claude Roy
Qui ne rêve de retrouver le temps où "tout était pour de vrai", cette
perception inouïe et fugace d'être au monde, de le respirer, de le
sentir, de le humer et d'en enfouir le souvenir vivace comme un écureuil
dissimule ses noisettes pour l'hiver? Le monde serait-il devenu moins
réel, ou est-ce notre perception qui en a été progressivement altérée,
estompant jusqu'au souvenir qu'on en conserve? Un conte zen compare la
mémoire de l'homme sur-occupé à une théière pleine, qu'il s'obstine à
vouloir remplir toujours davantage, et de plus en plus rapidement. Le
thé s'écoule vite de nos jours, dans un brouhaha d'informations, de
messages et de sollicitations permanent, en multitâches et sans repos,
dont rien - ou si peu - ne surnage. La vie s'apprivoise lentement, nous
apprenait-on: une ou deux lettres par jour auxquelles on répondrait le
lendemain, si l'inspiration et la disponibilité d'esprit étaient bonnes,
un journal pour découvrir l'essentiel des nouvelles, deux ou trois
rencontres, une économie du temps et de l'activité dont on aurait honte
aujourd'hui. Les années autrefois étaient plus immobiles, et on n'y
reviendra sans doute guère, privilégiant l'excitation à la crainte
permanente de s'ennuyer. Cela s'appelle "vivre intensément", mais est-ce
vivre pour de vrai?
Lu dans:
Claude Roy. A la lisière du Temps. Gallimard. NRF. 1984. 204 pages. Extrait pp.40-41
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