"Ne pas railler, ne pas se moquer, ne pas se lamenter, ne pas détester, mais comprendre."
Spinoza
C'aurait pu être une consultation assez banale lumbago / mal à la gorge /
 certificat, mais ce fut la cour des miracles, une après-midi erratique.
 Un homme bon réserve un repas dans un resto du quartier pour fêter sa 
femme, et précise "la petite table près de la porte". Un papa maghrébin 
projette un séjour dans sa maison natale de Tanger pour février, 
décommande par certificat médical le billet d'avion dix fois 
successivement et se décide à s'y rendre en septembre, suscitant la 
risée. Une jeune patiente hors-norme - un IMC (indice de masse 
corporelle) de 35 soit une obésité sévère - stade 2 ) prétexte un rhume 
pour un certificat inapproprié de dispense du cours de natation. Un 
patient chauffeur routier depuis vingt ans fait des apnées du sommeil 
mais refuse obstinément de les faire détecter à l'hôpital. On apprend la
 médecine en sept ans, on en met cinquante pour se débarrasser des 
réactions passionnelles immédiates – le rire moqueur, le mépris, la 
plainte ou la haine – qui nous enferment dans une perception biaisée du 
monde. Ces émotions primaires, bien qu’humaines, nous éloignent de la 
vérité et nous empêchent d’agir avec justesse.
Je mis des années pour comprendre que celui qui ne s'assied qu'à côté de
 la porte de son restaurant favori a souffert d'une rafle familiale 
alors qu'il n'avait que douze ans, et n'envisage aucune fête qui ne soit
 proche de la sortie. Que mon patient marocain collectionneur de 
certificats de reports de voyages développait une peur panique de 
déséquilibrer son diabète en vol loin de son médecin habituel. Que cette
 jeune naïade difforme estime qu'aucune règle ne force dans notre pays 
quelqu'un à se ridiculiser en public. Qu'un chauffeur de poids lourd 
préfère s'arrêter toutes les deux heures pour un roupillon que de se 
voir retirer au terme d'une nuit au labo du sommeil le permis et les 
primes de conduite qui y sont liées. Bref, ainsi se termine une 
consultation tissée de comportements aberrants orchestrée par un médecin
 complice pas trop fier de l'être: on aimerait tous être parfaits, les 
médecins aussi. Mais tout médecin soit-il, le doute persiste: si je 
portais ses sandales, quel marcheur ferais-je? Et les réponses perdent 
de leur évidence.
 
 
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