15 octobre 2024

Les illusions qui amusent

 "Nous aimons l'illusion et les tours de passe-passe. Voir apparaître entre les mains du magicien la dame de cœur ou le roi de pique secrètement évoqués nous arrondit toujours les lèvres d'ébahissement. Nous cherchons à comprendre, et simultanément nous n'aimons rien tant que de ne pas comprendre : un tour déçoit souvent une fois expliqué. "   
                            Jean-Philippe Postel

                      

Rien ne nous amuse davantage lors d'une visite de ville que ces étranges formes humaines, statuaire immobile, au visage glabre, à la démarche mécanique, dardant sur les spectateurs un regard mort. Les plus surprenantes se mettent en lévitation une soixantaine de centimètres au-dessus du sol, bougeant parfois un peu la tête, entre vie et mort, allez savoir. Leur robe flotte dans la brise tandis qu'une main gantée en émerge et repose mollement sur le pommeau d'une grosse et longue canne, dont le bout se perd dans les plis d'une pièce de drap étendue sur le sol. Une casquette de velours retournée par terre contient quelques pièces de monnaie, suggérant que ce cadavre a besoin de se nourrir.


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Jean-Philippe Postel. L'Affaire Arnolfini: Enquête sur un tableau de Van Eyck. Actes Sud. 2016. 130 pages . Extrait p.13

13 octobre 2024

Plus haut, plus vite, plus loin

 « Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des performances »
                    Stig Dagerman,

                               


Vivre dans la performance permanente donne-t-il du sens à nos existences? Comme nous le souffle le poète Guy Goffette, "Vivre est autre chose que (..) fendre la mer, fendre le ciel, la terre, tour à tour oiseau, poisson, taupe, brasser l’air, l’eau, les fruits, la poussière, (..) brûlant pour, marchant vers où, récoltant quoi?" Vivre prend du temps, de la patience et l'acception que certaines choses essentielles se produisent sans effort, si on les laisse mûrir. Le saut d'un cabri est instinctif, naturel, tout comme le lever du soleil. La beauté de l’ordinaire est simple.

Lu dans:
Stig Dagerman. Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. 1952. Actes Sud. 1993. 21 pages
Guy Goffette. "Je me disais aussi… » in La Vie promise. Collection Blanche. Gallimard. 1991. 128 pages.

11 octobre 2024

La course au chapeau en automne

 

"Tempête d'automne
un chapeau
suivi d'un homme."
                Dominique Chipot


Météo Anderlecht. Jeudi : sous un vent modéré ayant basculé vers le nord-ouest, régulières et actives averses.
Le vent nettoie les rues de ses feuilles mortes, la pluie  rince les vitres. Les passants se pressent de retrouver leur intérieur. 


Lu dans:
Dominique Chipot. Un chapeau suivi d’un homme. Haïkus publiés en français et bulgare. Sofia. LCR éditeur. 2005.

10 octobre 2024

L'avenir de la vache passe-t-il par nos assiettes

 "Alors quand je vois un tigre dépecer une antilope (j’aurais aimé pouvoir dire vice versa) et s’en aller en se dandinant les fesses, je me dis voilà un monde honnête. Un peu comme quand je me prépare un poulet frit ou un bœuf bourguignon sans me demander comment ce morceau de bœuf ou ces cuisses de poulet ont fait pour atterrir dans ma cuisine."
                    Dany Laferrière

                     


Le tigre peut avancer le mobile "que c'est dans sa nature", mais l'homme? Paradoxe: le jour où le bœuf Chateaubriand se verra remplacé définitivement dans nos assiettes par un contrefilet de viande de synthèse, et les produits laitiers par des équivalents à base de soja, d'amande, de coco, de riz ou de noisette, verra-t-on encore une seule vache dans nos vertes prairies? A édicter le bien-être animal sans nuance pour nos bovins, caprins, porcs et volaille ne programme-t-on par leur disparition définitive? La vache deviendra un animal de jardin zoologique aux côtés des éléphants et des singes.   


Lu dans: 
Dany Laferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 140 pages.

09 octobre 2024

Le roi est nu

 "Ne pas toujours se fier à l’intelligence, car il arrive qu’un peu de bêtise nous aide à voir les choses sous un nouvel angle."
                        Dany Laferrière

                         


L’intelligence, en tant que capacité de raisonnement et de logique, est souvent vue comme la voie royale vers la vérité et la compréhension. Elle peut aussi être enfermée dans des schémas préétablis qui empêchent de voir au-delà des cadres traditionnels. Utile pour analyser, décomposer et résoudre des problèmes de manière systématique, face à des situations complexes, ambiguës ou absurdes, elle peut échouer à embrasser des aspects plus subtils de la réalité.  Dans le conte "Les habits neufs de l'empereur", Hans Christian Andersen raconte comment deux escrocs persuadent un roi vaniteux qu'ils lui confectionneront un habit si merveilleux qu’il sera invisible aux personnes stupides ou inaptes à leur fonction. Par crainte de paraître bêtes ou incapables, le roi et son entourage font semblant de voir ces habits inexistants jusqu’à ce qu’un enfant, avec sa franchise, s’écrie : « Mais le roi est nu ! ». Les enfants par leur "innocence" posent parfois des questions qui, malgré leur apparence de "bêtise", révèlent des vérités profondes.


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Dany Laferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 140 pages.

08 octobre 2024

Rêves et récits

 "Nous sommes tissés de rêves et de récits"
                    Dany Laferrière

                 


L’être humain, par essence, est un conteur d’histoires. Récits, mythes, légendes, fables, histoires que nous racontons sur nous-mêmes donnent du sens à nos vies et façonnent notre identité. Mais l'être humain est aussi tissé de rêves, ceux qui habitent ses nuits, ses aspirations, désirs et utopies, qui le définissent tout autant et créent un avenir de possibles qui guide son action et sa pensée. La métaphore du tissage suggère une interdépendance entre les récits et les rêves, entre passé et futur. Si nous étions dépourvus de récits ou de rêves, notre existence serait comme un tissu sans motif, sans structure. Comment ne pas évoquer le président Obama, celui d'avant son élection décrivant son passé (Les rêves de mon père, Une terre promise) et les rêves suscités par sa campagne (L'audace d'espérer, Yes We Can)?  Et aujourd'hui, quels sont nos rêves?


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Dany Laferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 140 pages.

07 octobre 2024

A l'étroit

 "Je me suis souvenu qu'elle m'avait dit un jour que la vie ressemblait aux chaussures. On ne pouvait pas imaginer qu'elles nous allaient si tel n'était pas le cas. Les chaussures trop petites font parties de la réalité." 
                    Henning Mankell

                                     



Vous prendrez bien un peu de philosophie dans mon polar? Le grand romancier suédois Henning Mankell y excelle. Après avoir énoncé doctement que le "rôle des chaussures est de faire oublier qu'on a des pieds", il nous emmène dans une amusante réflexion sur les chaussures trop petites, belle métaphore des frustrations inhérentes à l'existence humaine. Chacun, à un moment donné, doit faire face à des situations où la vie semble être « trop étroite », où les circonstances ne correspondent pas à ses désirs ou à ses aspirations. Cet inconfort est un aspect inévitable de la réalité, mais peut être perçu en même temps comme un signal qu’il est temps de changer. La voie est étroite entre la simple acceptation de l’imperfection de la vie, confrontant le rêve et la réalité pour une plus grande sagesse, et la prise de conscience de la possibilité de se libérer des carcans qui nous entravent. Chacun aura sa réponse, selon sa personnalité et les circonstances, au sort à réserver à ses chaussures trop étroites.


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Henning Mankell. Les chaussures italiennes. Anna Gibson (Traducteur). 384 pages. Points. 2011

05 octobre 2024

Sagesse de l'inespéré

 

"Si tu es pressé fais un détour."
            Proverbe japonais

                      

Magnifique sujet de dissertation… L'histoire est connue: Christophe Colomb à la recherche d'une nouvelle route vers les Indes, au lieu d'atteindre l'Asie découvre l’Amérique. Un détour par rapport à l'objectif initial qui a radicalement transformé la carte du monde. Le détour, allégorie de l’inespéré, interroge notre rapport à l’avenir, au hasard, au désir et à la maîtrise. Autant l'espoir est un état d'attente orientée vers un souhait précis, autant l'inespéré désigne ce qui échappe à toute prévision ou désir conscient. Perçu comme une grâce, une surprise ou une épreuve, révélant cette dimension de la vie qui échappe à nos plans et en constitue le sel. Loin d'être une perte de temps, il nous enseigne la disponibilité à ce qui vient, l’humilité face à ce qui advient, et la capacité d’émerveillement devant l’imprévu. Tout un programme!


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Charlie Delwart. Que ferais-je à ma place? Flammarion. 2023. 210 pages. Extrait page 173

04 octobre 2024

Passeurs de lumière

"Humblement, je me veux « œuvrier de lumière ». Sans foyer, ni combustible, ni même cendre, œuvrier de cette belle lumière que l’on cueille à mains nues dans le rayon bleu des fontaines. Viatique, la lumière console, la lumière réjouit, la lumière apaise. Elle est sublime en nos pays de soleils bas quand, entre octobre et mars, elle couche ses ombres, étend loin ses nappes vives."  
                            Bernard Tirtiaux


Bernard Tirtiaux est maître verrier. Le jeu de la lumière filtrée par les orifices percés dans les murs de pierre  le fascine, et il en a fait sa vie. Il écrit aussi, et son dernier ouvrage m'a séduit par sa simplicité, éclairante comme le sont ses vitraux. Nous croisons tous dans nos vies des personnes qui furent des passeurs de lumière, simples artisans ou architectes du possible qui nous permirent de mieux vivre. La sagesse des vitraux apaise les lumières les plus aveuglantes, et on rêve de leur ressembler.


Lu dans: 
Bernard Tirtiaux. Belgiques: Réminiscences. Ker Editions. 2023. 112 pages

03 octobre 2024

Le jardin du monastère

 "Les moineaux par leurs chants construisent des monastères qui durent une seconde."   
                                                    Christian Bobin.

                       


Je découvre la phrase de Christian Bobin sur la table du petit-déjeuner, la porte entrouverte sur le jardin qui s'éveille. Et soudain j'entends le gazouillis des oiseaux, non-perçus jusque là, avec en arrière-plan les cloches de la collégiale égrenant l'angélus. Un monastère fugitif prend vie l'espace d'une seconde, pour s'éteindre aussitôt. Magie des concordances, la lecture permettant la perception sonore, et la création d'un lieu imaginaire. Revient Proust suggérant "qu'une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats."


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Christian Bobin. Les ruines du ciel. Folio. 2011. 192 pages.
Marcel Proust  Le Temps retrouvé. 1927

02 octobre 2024

Une passion gourmande

 "De toutes les passions, la seule vraiment respectable nous paraît être la gourmandise"
                                Guy de Maupassant.

                


On associe de manière presque exclusive gourmandise à gastronomie, à tort. La description goûteuse de Muriel Barbery des saveurs d'une tomate cueillie et dégustée au potager en témoigne.  "Sucre, eau, fruit, pulpe, liquide ou solide? La tomate crue, dévorée dans le jardin sitôt récoltée, c'est la corne d'abondance des sensations simples, une cascade qui essaime dans la bouche et en réunit tous les plaisirs. La résistance de la peau tendue, juste un peu, juste assez, le fondant des tissus, de cette liqueur pépineuse qui s'écoule au coin des lèvres et qu'on essuie sans crainte d'en tacher ses doigts, cette petite boule charnue qui déverse en nous des torrents de nature : voilà la tomate, voilà l'aventure."


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Muriel Barbery. Une gourmandise. Gallimard. 2002. 165 pages

01 octobre 2024

Lettre d'un vieux médecin à un vieux pape

 

"J'ai aimé un rouge-gorge. Il me dévisageait, sur ses petites pattes solidement plantées sur une branche d'arbre. Un Dieu moqueur brillait dans ses yeux, semblant me dire: « Pourquoi cherches-tu à faire quelque chose de ta vie ? Elle est si belle quand elle ne fait qu'aller, insoucieuse des raisons, des projets et des idées. » Je n'ai pas su quoi lui répondre."
                                        Christian Bobin, Ressusciter



Cher François,

J'ai toujours eu pour vous une certaine tendresse, nourrie par votre bonhomie naturelle, votre simplicité dans la tenue, le choix de votre minuscule voiture italienne escortée par de rutilantes berlines, une certaine modernité dans une institution à dépoussiérer. Vous écoutant dimanche, quand tous vous donnaient du "Saint Père", je voyais en vous un grand-père.  Vous observant, j'ai été touché par cette image que vous donniez d'un vieux pape pétri de convictions, qui disiez ce que vous estimiez devoir nous dire. Je suis un vieux médecin maintenant, à mon tour de vous partager quelques modestes convictions inspirées par la prière de votre modèle François d'Assise "Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix."

Aurais-je été pape, au terme d'un parcours d'église, j'aurais vraisemblablement comme vous proclamé que "là où est le doute, que je mette la foi." Je suis médecin, au terme d'une vie remplie de joies et de souffrances partagées, inspiré en permanence par "là où est le désespoir, que je mette l’espérance." Si la foi d'un pape se doit d'être forte, je n'en aurai connu dès mon plus jeune âge que des bribes, pareilles à ce pain qu'on distribue aux oiseaux. Quand il n'y avait plus que des miettes, j'étais ce rouge-gorge solitaire qui se nourrissait de "ce presque rien" qui pourtant éclaira mes choix.

Je suis fier d'être médecin dans un pays qui, bien avant d'autres, légiféra sur des sujets aussi difficiles que l'avortement et l'euthanasie, au terme de très longs échanges entre humains responsables pétris de convictions diverses, dans un profond respect réciproque. Les lois qui en résultèrent, non seulement garantissaient à chaque médecin une totale liberté de conscience et de refus, mais offraient aussi de précieuses balises pour éviter les aventures, les dérives, les décisions prises dans la solitude ou la clandestinité. Ce sont des lois qui ont profondément modifié ma pratique depuis vingt ans, me guident dans les choix difficiles et me protègent sur le plan juridique quand je pose des actes médicaux qui antérieurement étaient considérés par la loi comme des crimes. Je suis fier d'être médecin chrétien, formé et ayant enseigné à l'Université de Louvain, qui vous a accueilli ce weekend avec un bel enthousiasme. J'y ai appris qu'avant toute chose la priorité du médecin était d'avoir l'oreille et le cœur ouverts à toute détresse. Chaque souffrance est unique, que ce soit celle de la femme placée devant des choix impossibles en raison d'une grossesse non-souhaitée qu'elle ne peut assumer, d'embryons porteurs de malformations létales ou issus de violences innommables. Ou, à l'autre bout de la vie, savoir ouvrir la cage à l'oiseau quand au terme d'une longue maladie l'enveloppe du corps devient insupportable à porter, de prendre soin jusqu'au bout de la souffrance, y compris en accordant la délivrance quand toutes le autres solutions sont devenues impossibles. C'est la vie qui est cruelle, cher François, pas les lois, et j'apprécie d'avoir la possibilité dans mon pays de pouvoir répondre, quand c'est la demande, à toute forme de détresse sans connaître la crainte de me voir poursuivi comme si j'étais un sicaire. Comme vous, j'ai l'intime conviction que la vie est sacrée, don de Dieu, et que l'homme n'en est pas maître. Je ne crois néanmoins pas à la valeur rédemptrice de la souffrance physique ou morale à son stade ultime et ai la conviction que le devoir de réponse du médecin à certaines demandes d'aide exceptionnelles est aussi sacré que l'est la vie.

Je suis fier d'être chrétien dans une Église en cheminement, faite d'hommes et de femmes cultivant exactement les mêmes espérances sans prédétermination de rôle, ayant accès aux mêmes professions, aux mêmes responsabilités, aux mêmes grades académiques, aux mêmes fonctions politiques quels que soient leur genre, leur race, leur culture. L’œuvre humaine étant par nature imparfaite, j'ai la conviction que les actuelles limitations d'accès aux responsabilités ecclésiales faites à nos sœurs, nos épouses, nos filles ne sont qu'une étape dans la vie de l’Église car rien n'arrête une revendication quand elle est juste. Il faut parfois se remémorer les mythes anciens, si riches d'enseignements, comme celui de Pandore. Lequel ouvrit la jarre laissée à sa garde par Zeus, contenant la maladie, la mort et de nombreux autres maux non spécifiés qui furent libérés dans le monde comme autant de papillons. Le dernier de tous, le plus essentiel, étant l'espérance qui permet de venir à bout de tous les autres. Puisse ce papillon d'espérance qui est la mienne se poser sur votre épaule, comme un modeste témoignage d'un vieux médecin à un vieux pape.

Avec toute mon affection. 
CV



Lu dans:
Christian Bobin. Ressusciter. Gallimard. NRF. 2001.
Les miettes du rouge-gorge, inspirées par Gilles Baudry, Serge Wellens, Jean Rousselot. Préface au livre de Jean Lavoué. Ce rien qui nous éclaire. L'enfance des arbres. 2017. 154 pages. Extrait p.9
La prière de Saint François. Texte anonyme, attribué au prêtre normand Esther Bouquerel, dont une première version est publiée en 1912