31 mai 2021

Concours d'escargots

 

"Nostalgie de mes quinze ans
Sous la grande Ourse minuit passé
Je fume une pipe près du noyer."
            Marc Serein

           

Je découvre ce matin, en réponse aux lignes d'hier sur la dune de Pilat, un beau texte que m'envoie un ami de longue date, évoquant  ses premiers souvenirs de mer. Surgissent les images d'un autre monde, où la plage, le ciel et les vagues se découvraient avec les réalités de la guerre, et dont les images pourtant paraissent imprégnées d'une sorte de bonheur.

"La première fois que j'ai vu la mer, c'était à Dieppe le 15 mai 1940.
Plage de galets et hydravions dans le ciel...Et puis l'école primaire pendant  quatre jours avant qu'elle ferme.
Nous faisions des concours d'escargots près du puits d'où on remontait l'eau à manivelle.
J'ai voulu les revoir mais tout avait changé...
Même la dune du Pilat change de place...



 
Lu dans:
Marc Serein. Vers et prose sous un ciel composé. Editions de la forêt. 2021. 45 pages. Extrait p.15

Thalassa, thalassa

 

"Encore un pas
et nous serons au sommet
nous verrons la mer
faire don de ses voiles         cinglant
vers le blanc rivage de l’enfance."
    François Cheng



La dune de Pilat, située à l'entrée du bassin d'Arcachon en Gascogne, offre un paysage magnifique à qui la gravit. Une vue sur la mer, une sur les Landes, une troisième sur les images de mer de notre enfance. Qui ne se souvient de la première fois qu'il fit face à l'étendue infinie de la mer, ourlée de vagues, de la ligne d'horizon où se dessinait l'une ou l'autre voile?  Que de collines gravies depuis, mais l'enchantement demeure.



Lu dans :
François Cheng. Enfin le royaume. Quatrains. Gallimard NRF. Collection Blanche. 160 pages

29 mai 2021

Soleil, le retour

 

"Quand le ciel sera moins gris
un jour comme un ami
il nous reviendra
Viens     sors enfin de la nuit
on n'attend que toi
réveille-toi
Soleil soleil."


 

Elle s’est réveillée ce matin au chant des oiseaux, heureux présage. Elle est descendue au jardin, où une ambiance d’été régnait. Bonjour le soleil, content de te revoir, on t’avait presque oublié. Elle s’est lovée sur le banc en bois vermoulu, tout chaud déjà à l’heure du petit-déjeuner : elle adore. La blancheur des cerisiers ne le cède qu’au vert tendre des bosquets, la palette du peintre a pris un sacré coup de jeune en une nuit. Elle s’invente une table de rêve pour le dîner, petits fruits rouges, radis, salade croquante et herbes aromatisées. Son dos lui fait du bien, sa tête aussi, pour peu on entendrait dans l’air comme une musique. La belle saison est de retour. 
 

 

Lu dans:
Soleil soleil. Michel Jourdan, Arbex. Interpété par Lara Fabian, Nana Mouskouri

27 mai 2021

Charivari et caquet

 

"Il y a des moments où l’on aspire à entendre des voix d’autant plus fortes qu’elles sont calmes. Des moments où l’on rêve d’être à mille lieues de ces « torrents d’émotions jetables et de commentaires désinvoltes qui submergent nos vies », comme l’écrit le sociologue Todd Gitlin. Loin du charivari des plateaux de télévision populistes, où les invité·e·s disent n’importe quoi et pontifient à tour de bras."
                Jean-Paul Marthoz



Je vous souhaite une bonne fin de semaine.
    CV


Lu dans:
Jean-Paul Marthoz. Une communauté réduite au caquet. Le Soir. Forum. 21 mai 2021

26 mai 2021

Les oreilles n'ont pas de murs

 

"On les appelle les « small talks ». Les petits blablas de rien du tout. Bronislaw Malinowski (1884-1942) l’un des pères de l’ethnologie moderne, invente le terme « communication phatique". Dans l’ascenseur : « Tu as passé un bon week-end ? » . Dans le métro : « Tu pars en vacances cet été ? » . Dans le hall d’entrée : « Vous avez trouvé facilement une place de parking ? » (..) Ou encore, en tout lieu, à tout moment "Le beau temps que nous avons" (ou son contraire). Cette dernière phrase est parfaite, car le sujet se prête aisément à des spéculations sur le temps futur, à des discussions sur le temps passé. Tout le monde sait quelque chose. Peu importe ce que vous dites, c'est juste une question de garder le ballon en mouvement jusqu'à ce que vous vous sentiez tous les deux à l'aise. »
            Julie Huon



Si ces conversation sociales sont devenues une sorte de savoir-vivre,  d’autres revendiquent le droit au silence. Ah, le silence. « Nos oreilles n’ont pas de paupières", relève joliment Marie Poupé, experte sur les questions de bruit à Bruxelles Environnement. Ces oreilles en permanence en activité, analysant le moindre bruit, notre organe d’alerte depuis la nuit des temps.  Alors épargnons-les. Laissons-les souffler.


Lu dans:
Julie Huon. La météo aura ta peau. Le Soir. 19 mai 2021.
Bronislaw Malinowski. Le problème du sens dans les langues primitives. Le sens du sens de CK Ogden et IA Richards.1923. 

La cabane dans les arbres

 

"Le vent se lève dans la chambre
ce soir, on dort dans les arbres.".
            Violaine LISON



Poésie bien de saison. Positivons, lovés sous la couette par grand vent, on se croit dans une cabane dans les arbres. Pour être mieux encore, imaginons-nous dans la peau du laboureur, car "mars venteux, avril inconstant, mai pluvieux, rendront le fermier bien content. " Il doit être vraiment bien heureux, le fermier, et vous?  





Lu dans:
Violaine LISON et Valérie ROUILLIER. Ce soir, on dort dans les arbres. Esperluète. 2021. 48 pages

24 mai 2021

Je te donne je te tiens

 

"On n'a jamais d'ennemis plus terribles que ceux qui vous doivent beaucoup." 
        Jacques Attali
 
 


La phrase intrigue. Jacques Attali, conseiller de François Mitterrand, eut le privilège d'accélérer bien des carrières. Dans un récent ouvrage de réflexion sur l’exercice du  pouvoir, il se montre acerbe sur la reconnaissance en politique. "Certains m'en seront reconnaissants. La plupart m'en voudront de leur avoir ainsi assuré un avenir. Beaucoup mettront du temps à reconnaître ce qu'ils me devaient. Quelques-uns ne le feront que du bout des lèvres. D'autres jamais."  On touche du doigt la nuance séparant le don de la dette, l'un libère, l'autre asservit. Attali suggère qu'en politique il n'est guère de don , mais toujours une dette. Me revient une vieille histoire qui me fit rire. Un homme insomniaque, car criblé de dettes envers son voisin, se lève vers minuit, ouvre la fenêtre de sa chambre et hurle: Voisin, écoute ceci, le million que je te dois je ne te le rembourserai J A M A I S , je n'en ai pas les moyens. Son épouse l'interroge: en quoi ceci te fera-t-il dormir? Parce que maintenant je sais que c'est lui qui ne sait plus dormir.



Lu dans:
Jacques Attali. Il y aura d'autres jolis mois de mai. Fayard. 2021. 196 pages. Extrait p.73

22 mai 2021

Responsable de sa rose

 

"Je pense souvent à cette femme reporter prise en otage à Bagdad, séquestrée six mois dans une cave où elle ne pouvait pas se tenir debout. Elle n'avait ni le droit de se lever, ni de parler. Ses geôliers l'appelaient par un numéro, deux fois par jour, pour qu'elle se rende aux toilettes. Le lendemain de sa libération, elle explique dans l'interview que sa détention fut supportable, et même qu'elle va bien. Le journaliste qui l'interroge manifeste son étonnement et elle émet l'hypothèse que c'est parce qu'elle n'a pas d'enfants. Si elle en avait eu, elle n'aurait pas pu vivre cet enfermement de la même manière. On peut tout supporter pour soi mais on ne peut pas supporter le mal que sa propre situation inflige aux autres. On peut se replier dans sa vie intérieure mais à la condition de n'avoir que soi comme souci. "
                        Charles Pépin.


Malade en fin de course, il envisage sa fin de vie avec une sérénité qui force l'admiration, se renseigne sur les conditions d'une mort choisie. Il quitte l'hôpital pour mourir à domicile, une semaine ou un mois aux dires de la faculté. Malchance, son épouse chute quelques jours plus tard, en garde des séquelles, n'assume plus guère les tâches quotidiennes, quitte l'hôpital pour le rejoindre. Le statut de malade a subitement changé d'épaules, il décomptait les jours et maintenant il tente de dilater le temps qui lui est donné. "Que vais-je devenir?" a fait place à "que va devenir mon épouse?", il était serein, maintenant il souffre. "Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l'oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. Tu es responsable de ta rose."


Lu dans:
Charles Pépin. La joie. Gallimard 2014. Folio 6122. 186 pages. Extrait pp. 167,168
Antoine de Saint-Exupéry. Le Petit Prince. Gallimard. Folio Junior Poche. 2007. 120 pages.

21 mai 2021

Le vent dans les ailes

 

"Les premières oies sauvages sont passées ce matin, d'autres passeront, demain et dans les jours qui viennent. C'est important, le vol des oies sauvages : elles dessinent des messages dans le ciel. (..) Ce matin, j'étais en train de m'occuper des fleurs quand j'ai entendu leur cri. J'ai levé les yeux et les ai vues, en V, qui fuyaient l'hiver et se tendaient vers l'Espagne. Je suis resté longtemps sans bouger, à les contempler : je sentais le vent qu'elles affrontaient, je sentais leurs ailes qui insistaient, je les sentais jusque dans les muscles de mes bras; elles savaient où elles allaient avec une force folle."
                    Charles Pépin



Dans une autre vie, enseignerai-je la philo? On rangerait soigneusement les œuvres de Kant et de Kierkegaard et on gagnerait au soir couchant les espaces où se laisse découvrir le ciel. Couchés dans l'herbe, on apprendrait des oiseaux migrateurs que les vents contraires, les prédateurs, la brume tenace, la fatigue dans les ailes ne gênent guère quand on sait où on va, avec une force folle. Que cela manque à tant de nous, cette terre lointaine qui nous sert de boussole, explique sans doute le désenchantement que suscite un quotidien où tout est prévu pour rendre l'existence à la fois sûre  et facile. La difficulté d'avancer est une joie quand on sait où on va.


Lu dans:
Charles Pépin. La joie. Gallimard 2014. Folio 6122. 186 pages. Extrait pp. 178, 179

19 mai 2021

Sagesse d'un avorton

 

« Ces souvenirs témoignent que j'ai pu admirer inconditionnellement des hommes ou femmes qui furent à la fois mes héros et mes amis. Ils témoignent des illuminations qui m'ont révélé mes vérités, de mes émotions, de mes ferveurs, de mes douleurs, de mes bonheurs. Ils témoignent que je suis devenu tout ce que j'ai rencontré. Ils témoignent que le fils unique, orphelin de mère que j'étais, a trouvé dans sa vie des frères et des sœurs. »  
                                Edgar Morin




Quasi centenaire, Edgar Morin s'amuse de l'annonce prématurée de sa mort il y a quelques mois, narrant avec gourmandise qu'il n'est qu'un survivant d'un avortement raté, laissé pour mort à la naissance, mais ensuite quelle vie ! A lire ses mémoires, on mesure qu'aucune existence n'est prédestinée, que nous devenons ce que nous choisissons d'être et ceux que nous avons la chance de croiser sur la route.



Lu dans:
Edgar Morin. Les souvenirs viennent à ma rencontre. Pluriel 2021. 720 pages. Extrait p.9

18 mai 2021

Méandres sur la peau

  "Que vous êtes beaux

Vous n'aimez pas qu'on vous le dise
Que vous êtes beaux
Quand les années vous fragilisent

Que vous êtes beaux
Quand il vous tombe un peu de neige
Quand vous vous sentez pris au piège
Et que votre front haut
N'a bientôt rien qui le protège

Que vous êtes beaux
Quand vous prenez quelques méandres
Et que, sur votre peau
On peut enfin, sans se méprendre
Suivre les canaux dessiner la carte du tendre

Que vous êtes beaux
Quand l'arrogance, un peu, vous passe
Quand vous ressentez la menace
Et qu'alors il vous faut
Malgré tout ce qui vous tracasse
Sans courber le dos enfin, vous regarder en face

Que vous êtes beaux
Mais je sais qu'il n'est pas de mise
De dire ces mots
Qui vous font peur et qui vous grisent
N'attendez pas trop permettez enfin qu'on vous dise
Que vous êtes beaux."
                    Anne Sylvestre




Lu dans:
Anne Sylvestre. Que vous êtes beaux. Album Parenthèses. 2012. Epm/Universal.

16 mai 2021

L'héroïsme de la survie

 

"L'Iliade est un poème sur la guerre, des héros meurent tout le temps, l'Odyssée est un poème sur un monde de l'après-guerre. Il se déroule au lendemain d'un conflit, et ce qu'il explore, entre autres, c'est ce à quoi pourrait ressembler un héros une fois qu'il n'y a plus de combat à livrer. (..) Achille meurt, mais Ulysse survit. Une des questions que pose l'Odyssée est de savoir à quoi pourrait ressembler l'héroïsme de la survie." 
                        Daniel Mendelsohn
 

Elle se prénomme Aïcha, elle a 17 ans, a quitté la Côte d'Ivoire en novembre pour rejoindre la Mauritanie où elle a pris la mer avec 58 autres migrants. Après 22 jours de dérive, "deux jours après le départ, il n'y avait plus d'eau, plus de nourriture, le quatrième jour, il n'y avait plus d'essence", le groupe de migrants est décimé, Aicha survit avec deux autres rescapés. La frêle embarcation est repérée à 500 km des Canaries, encombrée de cadavres, "au début on faisait une prière, à la fin on n'en faisait plus, on n'avait même plus la force de jeter les corps à l'eau."   Il y a deux siècles, le peintre Théodore Géricault immortalisait une scène similaire baptisée sobrement Le radeau de la Méduse, dont l'image me revient soudain. Dans une peinture d'une noirceur absolue, une infime clarté sur la ligne d'horizon suggère l'arrivée de l'Argus qui vient secourir les naufragés. Au moment d'éteindre l'écran de ma journée, deux questions me taraudent: pourquoi une jeune fille de 17 ans quitte-t-elle sa famille, son village, une vie toute tracée, sans prévenir personne sauf une de ses sœurs, pour pareille incertaine aventure?  Et que sera son existence, demain?   Achille meurt, Ulysse survit, une des questions est de savoir à quoi pourra ressembler l'héroïsme de la survie.


Lu dans:
Daniel Mendelsohn. Une Odyssée : Un père, un fils, une épopée. Trad. Clotilde Meyer, Isabelle D. Taudière. Flammarion. 2017. 430 pages.
Le Radeau de La Méduse, peinture réalisée entre 1818 et 1819 par le peintre et lithographe romantique français Théodore Géricault (1791-1824).
Aïcha, une jeune migrante sauvée des eaux. RTBF info. 16 mai 2021. 

15 mai 2021

Entre fleur et araignée

 

"En refermant la portière, j'observe devant mon pied une petite fleur violette, éclose dans une fêlure du bitume. Comment a-t-elle fait pour arriver ici? Pour percer et croître, échapper si longtemps aux pas et aux pneus ? Cherchait-elle ce soleil qui me caresse le front ? Je lève les yeux au ciel et il me semble que les nuages filent anormalement vite, que le vent les balaie pour faire place au soleil.".
                        Charles Pépin.


Sur le sol des toilettes, une petite araignée zigzague, sa trajectoire désordonnée butant sur ma semelle, le mur, la porte. Quel hasard l'a menée là, y était-elle avant moi, où l'ai-je moi-même apportée dans le revers de mon jeans d'une lointaine prairie? On ne saura jamais ce qui nous fait nous retrouver à l'endroit où nous sommes. Mis à part l'évidence que le petit insecte, pas plus que la fleur violette de Charles Pépin, n'inscrivent à cette heure leurs réflexions sur le mystère d'exister, peu de choses en définitive nous distinguent de notre  commune méconnaissance des raisons de nous retrouver ici et maintenant, ni où nous serons demain. On est là, c'est tout, et nous échappent à la fois le pourquoi et le comment. Petite araignée, comment pourrais-je t'écraser d'un geste machinal après avoir effleuré une seconde notre communauté de destin?



Lu dans:
Charles Pépin. La joie. Gallimard 2014. Folio 6122. 186 pages. Extrait p.17

13 mai 2021

Des trous dans la voile

 

"Oui la coque est toujours étanche
même si
on a calfaté par ici
et remplacé deux ou trois planches
pourries

Il y a des trous dans la grand'voile
oui mais
si un jour on les reprisait
on n'y verrait plus les étoiles
jamais. "
                Anne Sylvestre
 




Lu dans:
 Anne Sylvestre. Cap Au Nord. Album Bye mélanco. EPM. 2007.

En cordée

 

"Parfois, je sens le vide sous mes pieds, comme si j'avançais au bord d'un précipice. Quelque part, une personne chère me surveille, mais elle ne tient pas de corde."
                                Erri de Luca



L'Ascension, cette célébration de "la présence dans l'absence" nous concerne quelles que soient nos croyances. Les amateurs de haute montagne connaissent bien ce sentiment de confiance qui habite la cordée derrière son guide, perdu loin devant dans la brume, sans attache, sans voix perceptible, mais dont l'expérience, la sollicitude et la simple présence rassurent. Par-delà nos chromos d'enfance d'un dieu s'élevant dans les nuées, disparaissant à la vue, l'intuition que la connivence résiste à la séparation et que l'attention portée aide à surmonter les épreuves même à distance, mérite bien une journée fériée.



Lu dans:
Erri de Luca. Le plus et le moins. NRF Gallimard. Traduit de l'italien par Danièle Valin. 2013. 197 pages. Extrait p.162

12 mai 2021

Hier rassure demain

 

"Hier il répétait hier
Te rappelles-tu hier
Elle pensait demain
Que feras-tu demain

Il vivait au passé
Il avait empilé
Rassemblé amassé
En un gros tas des choses
Vieillottes inutiles
Ça sentait le jadis
La violette d'antan

Elle vivait demain
Courait les magasins
Toujours après du neuf
Qu'on peut mettre en machine
Ce qu'il y a de plus neuf
Dernier cri de la mode
Ou mieux qui le sera (..)

C'était ça leur présent. "
                Pascale Toussaint


 
Il, elle, nous tous, scrutant tour-à-tour hier pour nous rassurer et demain pour rêver. Plus on craint, plus on conserve.



Lu dans:
Pascale Toussaint. Des lilas des orages. Ed. Samsa.2021. 65 pages. Extrait pp.17-18 

11 mai 2021

Lettre à ma prof

 

"Elle est de celles qui sourient avec dans le regard
des éclats de pardon
elle caresse d’un geste vif
les visages couturés. (..)
Je la regarde avec fièvre,
cette déesse tombée
dans les plaies pourries des hommes."
                    Anne-Marie Derèse
 



Comme les peintres, j'ai mes modèles. Celle que j'évoque est partie de longue date, elle portait un anachronique habit de religieuse consacrée aux plus pauvres, et arpentait les rues de mon quartier à pied et en transport en commun. Soignante, elle apprit au jeune médecin que soigner était avant tout aimer, et ne rien attendre en retour. Elle était elle-même âgée, en piètre santé et me demanda un jour que je prenne en charge ses misères, j'en fus à la fois ému et honoré. Quelques années plus tard, elle rentra à la maison-mère à Rennes, et dix fois je me promis d'aller la saluer. Rennes est loin, une année est courte, et j'appris son décès avant de l'avoir revue. Mais quand il m'arrive, longtemps depuis, de voir arriver un patient très vieux, très malade, très voûté, démuni de tout, je me surprends à murmurer "faudrait que j'en parle à la Sœur". M'aura-t-elle appris davantage sur le métier de soigner que mes longues années de médecine, ce n'est pas impossible.


Lu dans:
Anne-Marie Derèse. La Belle me hante. Coudrier. 2020. 111 pages.

08 mai 2021

Comme un train en gare

« C'est ainsi qu'une existence trop longue ruine les grandes âmes. »
                        Jean-Pierre Amette



Enfin paisible, elle s'est éteinte ce matin avec le lever du soleil. Une journée supplémentaire qu'elle ne devra plus endurer, atteinte par la fatigue de vivre et les maux multiples. Les amis et familiers qui ornent les murs de sa chambre appartiennent à une vie qui n'est déjà plus la sienne. Elle était comme la passagère d'un train entré en gare au terme d'un très long voyage. Sa valise à la main, elle a longtemps patienté pour sortir mais les portes restaient inexplicablement, interminablement fermées. Ce matin, les portes se sont enfin ouvertes, et elle peut rentrer chez elle. « Ce corps qui fut un rire / brûle à présent / cendres emportées par le vent jusqu’au fleuve / et l’eau les reçoit / comme les restes de larmes heureuses.» (* )




Lu dans:
Jean-Pierre Amette. Journal météorologique. Ed des Equateurs. 2009. 155 pages. Extrait p. 77
(* ) Tahar Ben Jelloun. La remontée des cendres suivi de Non identifiés. Seuil. 1998. 144 pages. 

06 mai 2021

Heureux les simples d'esprit, ils verront...

 

"J'ai toujours aimé les êtres originaux, bizarres, chimériques, singuliers. Ils sont pour moi le charme de la vie. (...) Ils ont encore pour me plaire qu'ils sont souvent très bons, bien qu'étant presque toujours très pauvres. N'est-ce pas curieux cet assemblage si fréquent de l'originalité et de la bonté? "
                        Denis Grozdanovitch



Je ne l'avais plus vu depuis un an, fumant sa cigarette emmitouflé dans sa veste d'hiver à la porte de sa maison de repos. Il me reconnaît à l'instant, me dit son plaisir de me revoir, m'interroge sur ma belle-famille à laquelle il est apparenté, aligne les phrases avec une lenteur soignée. En d'autres temps, on aurait dit qu'il était simplet, je le trouve plutôt incroyablement humain. Il ne se trouve aucun interstice entre ce qu'il exprime et ce qu'il pense, aucun calcul, aucun souci de plaire ou de paraître. Étiqueté handicapé mental léger, se pourrait-il que la gentillesse et la chaleur humaine aient comblé les espaces manquants de connaissances? On le quitte à regret, emportant un peu de soleil dans la trousse.



Lu dans:
Denis Grozdanovitch. Petit traité de désinvolture. Seuil. 2005. 227 pages.

03 mai 2021

Les petits bistrots

 

"Les petits bistrots
Au pinard fleuri
Nappes à carreaux
Et bifteck garni
Les petits bistrots
Où l'on vient goûter
Devant le perco
Le premier café (..)

Les petits bistrots
Quand j'suis loin d'ici
A Londres à Tokyo
J'en rêve et j'me dis
Que les p'tits bistrots
Qui sont à Paris
J'les r'verrai bientôt
Salut les amis."
            Jean Ferrat.


 

Pas à dire, mais une ville sans ses terrasses et ses badauds savourant une bière au soleil, c'est triste à mourir. Ajoutez-y le marché aux Puces du Jeu de Balle, les fiacres de la Grand-Place, les barques des étangs de la Woluwe, et on a l'image d'un pays en paix. On a hâte de revoir tout cela.


 

Le droit d'être triste

 

"Débarrasse-toi de l'espérance. Et vois choses comme elles sont. »
                    Bhagavad-Gita



Elle était la personne la plus pétillante qui soit, au plan professionnel et dans sa vie. Un an et demi après le début de la pandémie elle n'est plus que cette petite chose grise, ramassée sur elle-même, triste, apeurée par les perspectives d'avenir, et que les conseils à se dépasser ne font qu'enfoncer davantage. Une détresse qui n'ose plus s'exprimer, faute d'être entendue, détruit plus qu'on le pense. Aurait-on oublié qu'un grand malheur n'est jamais une chance, et que la capacité de rebondir n'est pas donnée à tous. On rêve de lieux "ici on peut déposer son chagrin sans honte", où révéler sa faiblesse ne donnera lieu à aucun appel à devenir fort. Laisser à la tristesse le temps de mourir d'elle-même, patiemment comme le sol sèche après la pluie et au désespéré le simple droit de pleurer sans se cacher.




Lu dans :
La Gîta, citée par Jean-Claude Carrière. Fragilité. Odile Jacob. 2007. 284 pages. Extrait p. 107