11 juin 2020

Une mémoire pleine de trous

"Sa mémoire a des trous    Cherche un mot qui s'enfuit
Il cherche un nom    Il cherche moi    Il ne sait plus
Celui qui se croit moi ne sait plus qui j'étais
Le rêve qui me rêve oublie qu'il me rêvait

Puis le courant revient    L'ampoule se rallume
La montre se remet à tricoter le temps
Où m'en étais-je allé quand je n'étais pas là?
Le rêve qui me vit rêve qu'il rêve à moi
                    Claude Roy. Choses intermittentes

 

Je le cherche des yeux, c'est lui qui me trouve, une lueur dans les pupilles signale qu'il m'a reconnu. Une fraction d'instant il est à nouveau Jean, qui sillonnait le pays et récoltait les contrats mieux que quiconque, qui racontait Roland Garros et les deux coupes du Monde remportées par la France comme s'il y avait été, Jean la passion, Jean l'amitié, Jean un concentré de vie et d'intelligence. Ne dites pas à ma femme que j'ai l'Alzheimer, elle s'en inquiéterait. Certaines étiquettes sont si lourdes à porter qu'avec le temps je diagnostique les démences de plus en plus tard, pourquoi se presser à les sortir du monde? Il est là, et puis il ne l'est plus, il est sur la route, sa BM tire terrible, les ventes sont bonnes aujourd'hui, et soudain sans préavis à nouveau la chambre 23. On dit qu'il est confus, alors qu'il voyage mieux que nous dans un passé et des provinces merveilleuses. Il dessine à longueur de jour des figures étranges qui me rappellent celles que j'aimais tracer quand mon esprit était libre d'avenir et de contraintes. On le décrit perdu dans son monde, quelle triste vie, un légume, pas d'avenir, les amis se font rares, la famille est à bout, pourquoi prolonge-t-on ces gens? Parce que c'est Jean, précisément et qu'à certains moments il est plus Jean que nous ne sommes Paul, Suzanne ou Samira, englués dans nos existences confinées par bien d'autres choses que le Covid-19. Et si nous leur laissions la possibilité de suivre leur route parfois déviante sans tenter désespérément de les remettre sur la nôtre, ou d'espérer qu'ils redeviennent ce qu'ils étaient. Une visite à Jean dans sa maison de repos nous enseigne l'abandon des certitudes.

 
Lu dans:
Claude Roy. Les pas du silence. NRF Gallimard. 1993. 270 pages. Extrait p. 210

1 commentaire:

Tania a dit…

Merci beaucoup pour votre commentaire et votre empathie. Bonne après-midi.