"L'image de l'écureuil prévoyant, qui cache dans le sol une
partie de ses provisions, dans l'attente des mauvais jours est
légendaire.
Ce qui l'est moins est sa distraction qui lui fait oublier où il a
enterré certains des glands ou des noisettes dont il a fait
provision. "
Olivier Lascar
Ce 12 mars on a enfoui dans une grande précipitation tout ce
qu'on aime, afin de le retrouver intact le printemps venu. L'été
est là, et la peur d'en avoir oublié m'habite. Oublié l'endroit de la
cachette, ou pire encore oubliée tout simplement leur existence. Telle
cette patiente âgée hospitalisée pour une fracture du bassin à
l'hôpital proche, où je fus interdit de visite comme sa famille et
ses amis. Envoyée en maison de revalidation en province, elle l'a
quittée sans laisser d'adresse. Elle n'a plus trop sa tête, pas de
famille et pas de téléphone connu. Elle est sortie de ma vie, alors que
je
l'aimais bien et peine à la retrouver. Vit-elle encore d'ailleurs?
Noisette perdue.
Pensif, je contemple les fêtards de ma commune danser devant le feu
improvisé de la rue Dante, comme les feux de la Saint Jean fêtent la
sortie du printemps. Quel printemps? Cette épidémie m'a volé trois mois
de mon existence, et je n'en garderai vraiment pas le moindre souvenir
émerveillé. Un printemps pour du beurre, des plants de muguet
pléthoriques pourris sur pieds sans trouver destinataires, le tronc de
notre lilas creux rongé de l'intérieur, et des familles entières, des
rues, des quartiers clivés comme ils ne l'ont jamais été. Jamais
l'euphorie ne côtoya d'aussi près la détresse, mais il fut de bon goût
de ne pas l'évoquer. Dans la même rue d'aucuns chantaient Baudelaire
"Là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté" et d'autres
invoquaient Dante "Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance".
Irai-je avec ces "braves petits" qui dansent l'été retrouvé, sur ces
terrasses fleuries "comme avant", tout ce qui rouvre, s'étreint, se
tasse, se pelote, pleurniche sur le sort horrible des boîtes de nuit
encore closes, se susurre à l'oreille que la vie est si belle et le
monde est si beau. C'est la fête à tous les étages, même si le record de
nouvelles infections détectées en un jour dans le monde c'était le 18
juin, oui oui: avant hier, 181.232 personnes, mais c'est loin monsieur,
et heureusement ce n'est plus pour nous, car nous on a déjà payé et on
ne va pas se saigner deux fois. Imaginer durant quelques instants que ce
déconfinement débridé pourrait nous ramener tout ce chaos dans quelques
semaines me glace le sang, tout ça pour ça...
Il est des rêves dont on est heureux de se réveiller, encore quelques
semaines dormir et on tentera de se reconstruire, loin des fêtards et
loin des experts, dans le grand silence et la grande solitude qu'est le
confinement choisi des vacances.
Lu dans:
Olivier Lascar. L'écureuil roux cache ses provisions pour l'hiver.
Science et Avenir. 6 juillet 2014.