"L’Histoire n’est pas simplement ce qui s’est produit.
C’est ce qui s’est produit dans le contexte de ce qui aurait pu se produire."
Hugh Trevor-Roper, History and Imagination
Un jour, partant rejoindre mon épouse à Mozet (Namur), je me suis 
retrouvé devant l'impressionnant signal de Moeschal, immenses pylônes 
coiffés d'une main stylisée, le long de l'autoroute Bruxelles-Paris  à 
hauteur de l'ancien poste frontière d'Hensies. Trente ans plus tard, la 
question posée par cet amusant épisode demeure intacte. "Comment suis-je
 arrivé ici?" Ayant placé mon véhicule sur des rails connus, j'avais 
franchi sans me poser trop de questions les divers embranchements 
autoroutiers dans un état de semi-rêverie favorisé par la solitude, le 
concerto pour violon de Brahms et les pensées virevoltant dans ma tête. 
On peut ainsi se retrouver dans un endroit non-choisi, au terme 
d'infinies possibilités sélectionnées librement et sans aucune 
contrainte. La leçon mérite qu'on s'y attarde. 
Trois amis chers m'ont confié ces deux dernières semaines, sans s'être 
concertés ni même rencontrés, leurs regrets des vies parallèles qu'ils 
auraient pu et souhaité vivre. Il y a la vie qu'on a menée, - 
paradoxalement dans les trois cas elle était superbement réussie aux 
yeux du monde-, et les vies imaginées, souhaitées, dont on n'arrête de 
redessiner les contours possibles. Les risques qu'on n'a pas pris, les 
occasions évitées ou qui ne nous ont pas été fournies. Sans négliger la 
part d'inconscient, de conduite automatique, d'actes manqués qui nous 
ont conduits là où on est: on aurait dû se retrouver à Mozet, et on est à
 Hensies. C'est Napoléon exilé à Sainte Hélène interrogeant pour la 
centième fois la carte de Waterloo: que se serait-il passé si, et si..  
L'empereur déchu partageait ses journées avec celui qu'il avait échoué à
 être. La tentation existe de transformer ces vies imaginées en 
l'histoire de notre vie vécue, portant le deuil étiré de ce que nous 
avons été incapables de vivre. C'est un choix, il en existe d'autres, 
privilégiant le deuil court et la réalité vécue, comme le suggère 
Randall Jarrell pour qui «les manières de manquer nos vies sont la
 vie». On rejoint Zorba, son rire sur la plage de son projet dévasté, 
"patron, quelle superbe catastrophe! allez danse patron." Sirtaki 
endiablé, scène finale du film.  
Lu dans:
Hugh Trevor-Roper. History and Imagination. Holmes & Meier. 1982. 386 pages
cité en exergue par Adam Phillips. La meilleure des vies. Éloge de la vie non vécue. Éd. de l’Olivier. 2013. 224 pages. Extrait p.11
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