03 décembre 2017

La mémoire des humbles

"... leur vie ne sera pas sauvée
mais qu'elle reste dans nos mémoires
pour vous      hommes     femmes
blottis          écrasés
(..)
Vous avez été
même trop vite
même pas assez
vous avez été."
        Laurent Gaudé


Ils rasent les murs faute de se raser encore eux-mêmes, esseulés pour la plupart, pas trop propres, pas trop sains. Pas nécessairement sans-abri, mais sans futur, dans des appartements sans ascenseur qu'ils ne quittent dès lors plus guère. L'hôpital la semaine dernière pour une nonagénaire, dernière issue, les jambes en plaies, le souffle court, jaunasse dans les yeux. Sa petite coiffeuse sicilienne et son compagnon m'ont aidé à l'y amener. "C'est dans cet état-là que vous nous l'amenez!". Ben oui, dans cet état-là, ce fut son choix: en bonne santé croyez-moi elle ne serait pas venue... La vie tourne parfois, elle racontait la Libération mieux que je ne l'entendis jamais, "on était tous fous, fous vous entendez. J'ai suivi en Toscane un riche Italien qui m'a épousée peu de temps après une soirée de délire. On vivait en ces temps-là." Rien ne dure et l'Italie n'eut qu'un temps, mais je présume que ses jambes étaient belles à l'époque, et le reste pareil. Elle est morte ce weekend, et la raconter permet au moins une chose: lui redire qu'elle a été.


Lu dans:
Laurent Gaudé. De sang et de lumière. Actes Sud. 2017. 110 pages. Extrait pp.15-16

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