24 mai 2012

Sagesse des visages ravinés


"C'est à toi que je parle, à toi dans le miroir. Tu vas tenir longtemps? Longtemps? Longtemps? Longtemps?" B. Deprez.

Il n'est sans doute pas innocent que Bérengère Deprez termine son "Livre des deuils" par une allusion à l'éternité de l'image dans un miroir. Allusion subliminale au mythe de Narcisse qui meurt de vouloir embrasser, dans l'eau stagnante d'un lac, le seul visage qui soit digne de lui, non parce que ce visage est le sien (Narcisse l'ignore), mais parce que, à la différence de son propre visage, son reflet lui semble immuable. Plus encore qu'un déni de l'altérité, le narcissisme est un refus de l'altération. Le véritable ennemi de Narcisse n'est pas l'autre, mais le temps. Fils d'un fleuve (Céphise) et de la nymphe (Leiriopé), Narcisse est deux fois l'enfant de l'instable, un enfant de passage qui entend suspendre, au péril de sa vie, le fil du temps. Il devient par là notre contemporain, dans une époque qui invite par mille leurres, non pas à s'aimer soi-même mais, tout au contraire, comme l'analyse Clément Rosset, au moment de choisir entre soi-même et son double, de donner la préférence à son image. Les marches du festival de Cannes, les visages lisses et les cheveux d'ébène des perrons du pouvoir, les clichés chromés des magazines tendance ou les croisières anti-âges nous le rappellent chaque jour. Accepter que la vie s'écoule sur nos visages dans les ravines creusées par les soucis, les nuits sans sommeil et le temps consacré à d'autres que soi n'est pas du Narcisse.
 
Lu dans:
Bérengère Deprez. Le livre des deuils. 2004. Ed. Luce Wilquin. 216 pages. Extrait page 213.
Clément Rosset. Impressions fugitives. L'ombre, le reflet, l'écho. 2004. Collection « Paradoxe », 80 pages

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