25 septembre 2018

Niagara Falls

"Là, les rapides sont pris de frénésie. Une eau blanche bouillonnante, écumeuse, fuse à cinq mètres dans les airs. Aucune visibilité ou presque. Un chaos de cauchemar. Les Horseshoe Falls sont une gigantesque cataracte de huit cents mètres de long, trois mille tonnes d'eau se précipitent chaque seconde dans les gorges. L'air gronde, vibre. Le sol tremble sous vos pieds. Comme si la terre même commençait à se fendre, à se désintégrer, jusqu'à son centre en fusion. Comme si le temps avait cessé d'être. Qu'il ait explosé. Comme si vous vous étiez approché trop près du cœur furieux, battant, rayonnant, de toute existence. (..) Il y a longtemps,  chaque année au printemps , les Indiens d'Ongiara amenaient en sacrifice en amont des gorges une fille de douze ans au-dessus de Goat Island, à la hauteur des rapides, du"point de non-retour", comme on disait dans la région puis ils lâchaient le canoë..."
          Joyce Carol Oates.  Les chutes. 


De la berge surplombant les chutes, on aperçoit la rivière Niagara reliant deux lacs gigantesques, avant qu'elle ne se précipite dans le vide. On peut s'imaginer être un de ces premiers explorateurs qui s'y étaient aventurés ne se rendant compte que trop tard que le courant s'accélérait et qu'ils avaient pénétré dans la zone de "non-retour" des rapides turbulents, écumeux. Vision volontiers allégorique de nos existences si souvent emportées par l'illusion d'une action personnelle nous propulsant à toute vitesse, n'apercevant que trop tard n'être pour rien ni dans la propulsion ni dans la vitesse, devenus le jouet impuissant de "quelque chose qui nous arrive", comme aux vierges indiennes que les Iroquois sacrifiaient à Niagara. Le "grand tonnerre des eaux" prête à l'introspection, comme l'écrivait Tocqueville à un ami en 1805, "dépêche-toi d'y aller, ils ne tarderont pas à en faire une horreur." Belle justesse de vue, l'écrin urbain enserrant les chutes est devenu un vaste Luna Park. Mais lorsque au matin s'éteignent les lumières des hommes, leurs sons et leurs feux d'artifice, au moment où seul au monde face à cette falaise mugissante dans le soleil qui se lève, irradiant la brume d'un arc-en-ciel inattendu, vous vous dites que - peut-être - vous venez de revivre votre naissance.  


Lu dans:
Les chutes. Joyce Carol Oates. (The Falls, 2004). Traduction française en 2005 aux éditions Philippe Rey (Prix Femina étranger). Poche 2011 Coll Pointdeux. 1008 pages.  Entre café et journal, une pensée (mardi 25 septembre 2018)

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