27 février 2024

La Ferme du Soleil

 

"C’était le bruit des sept pas d’ensemble, des sept faux volantes, des sept faux fauchant, des herbes qui tombent, puis des sept pas, des sept faux volantes, et ainsi de suite. Ça se répétait sans faiblir toujours au même rythme. Ils ne sentaient pas la fatigue. Ils étaient entourés par l’herbe blonde. Le sommet des herbes où étaient les graines et les panaches moussait légèrement comme l’écume de l’eau et réfléchissait le soleil, et ne pesait pas sur la faux, et se couchait sous le vent, et se relevait, puis se couchait sous la faux, et ne se relevait plus. (..) Jacquou se baissa et ramassa une tige de blé. Elle était coupée juste à l'anneau de terre. Elle était entière, comme pas touchée, fauchée comme par un faucheur divin. Jacquou garda sa tige de blé dans les doigts. C'était trop beau. Un travail qu'on ne fait plus. Il faut du temps pour faire ça, se disait-il. Il faut avoir, se disait-il, du temps à perdre pour faucher comme ça." 
                        Jean Giono


Au loin, la rumeur des klaxons de tracteurs gagnant le centre ville. Alignés sur des kilomètres, aussi anachroniques que le serait un troupeau de vaches dans un magasin d'ameublement. On les aime bien, car on a tous au fond de la tête une Ferme du Soleil, une image de moissons, un pâturage de vacances, l’Angélus de Millet, une Martine à la ferme, et pour certains l'image d'enfance chez une grand-mère à la campagne. L’attachement à la figure du paysan demeure, tandis que les agriculteurs se font de plus en plus rares: la France compte en effet moins de 390 000 exploitants agricoles, quand ils étaient six millions dans les années 1940, et encore près de quatre millions dans les années 1960.  L’image autour de la paysannerie a moins changé que le monde réel, car elle cumule le rêve d’une terre calme et nourricière, rattachée à des valeurs familiales et à une tradition morale qui par ailleurs se dissolvent.


Lu dans:
Jean Giono. Que ma joie demeure. Éditions Thélème. 2018). 
Marion Rousset. Le paysan, ou l’imaginaire fantasmé d’un monde qui disparaît. Le Monde. 26 février 2024

24 février 2024

Il est où, le soleil?

 "Comme il n'existe pas non plus tel coucher de soleil de tel après-midi d'automne, ce qui existe c'est le sentiment poignant qui nous étreint en regardant le même disque rouge qu'a vu Virgile en son temps."

                                    Dany Laferrière


Mais il reste où, le soleil? Les vols en avion nous apprennent pourtant qu'il est là, par-dessus les nuages. Il nous reste à l'imaginer, espérant le revoir.


Lu dans: 
Dany Laferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 140 pages. Extrait p.20

23 février 2024

Le vent

 "Mistral, tramontane, mais aussi alizés, sirocco, blizzard, mara'amu, meltem ou harmattan, voici quelques-uns des nombreux vents qui soufflent à travers le monde.D'où vient le vent ? Présent sur toute la Terre, il reste pourtant méconnu, car ses effets ne se bornent pas à faire tourner les moulins ou avancer les voiliers. Car les forces de la nature rappellent au marin qu’il n’est pas maître des lieux. "

                    Olivier Le Carrer



Vent et insomnie font bon ménage, la bourrasque qui secoue les arbres de la rue s'insinue volontiers dans nos fins de nuit difficiles. C'est que les forces de la nature nous rappellent, comme le suggère le marin, que nous ne sommes pas maître des lieux.


Lu dans: 
Olivier Le Carrer. Le vent. Souffle de la Terre. Aubanel. 2007. 216 pages.

19 février 2024

La vie c'est quoi?


"C'est quoi la musique?
C'est du son qui se parfume
C'est quoi l'émotion?
C'est l'âme qui s'allume
C'est quoi un compliment?
Un baiser invisible
Et la nostalgie? Du passé comestible
C'est quoi l'insouciance?
C'est du temps que l'on sème
C'est quoi le bon temps?
C'est ta main dans la mienne
C'est quoi l'enthousiasme?
C'est des rêves qui militent
Et la bienveillance?
Les anges qui s'invitent
C'est quoi l'essentiel?
C'est de toujours y croire

Mais dis papa, la vie c'est quoi?
Petite, tu vois
La vie c'est un peu de tout ça mais surtout c'est toi
Dans tes histoires,
Dans tes délires,
Dans la fanfares de tes fous-rires
La vie est là, la vie est là
Dans notre armoire à souvenirs
Dans l'espoir de te voir vieillir
La vie est là, la vie est là
Papa...
                    Aldebert


Jolie chanson d’Aldebert, qui depuis une quinzaine d’années a décidé d’écrire principalement des chansons jeune public. Le monde y gagnerait-il  à redevenir jeune public? Moi si.


Lu dans: 
La vie c'est quoi ? Aldebert, Maud Roegiers (Illustrations). Ed. Alice. 2022. 48 pages
La vie c'est quoi ? Aldebert. Jive Epic. Sony Music. Album Enfantillages 3

18 février 2024

Le murmure des étourneaux

 « Quand tu mourras, notre amour se recomposera. Il se recomposera dans le ciel rouge, comme le murmure des étourneaux après le franchissement de l’obstacle.»

                                            Christian Bobin.



Lorsque les étourneaux, volant à l’unisson, rencontrent un obstacle imprévu, comme un roc dépassant d’une rivière, ils se séparent instantanément en deux groupes avant de se retrouver aussitôt après le franchissement de l’épreuve. Cette chorégraphie aérienne, d’une beauté confondante, s’appelle « le murmure ». Ce murmure constitue le titre du livre posthume de Christian Bobin qui, dans les dernières semaines de sa vie, écrivant depuis son lit d’hôpital, s’adressait ainsi, dans un souffle et dans l’intimité, à la femme qu’il aimait – la poétesse Lydie Dattas, vers qui il lançait ces mots de gratitude. Fuyant son temps, les mondanités, les honneurs et les réseaux sociaux, Bobin s'était protégé toute sa vie dans son Creusot oublié. Moqué par la parisianerie dont il ne participait guère au monde ni aux festivités, il mourut comme il avait vécu, dans le silence et la sérénité.

Et si par ces mots simples, compréhensibles par tous, il rendait leur parole aux gens. Un de mes oncles chers, accompagné il y a peu lors de ses funérailles, arborait sur le cercueil une photo  de son couple et une banale phrase "Je te rejoins enfin." Personne n'eut  envie de rire, retrouvant en chacun ces mots immémoriaux qui nous aident à franchir le seuil sans terreur. On imaginait sans peine Christian Bobin, en fin de vie lui aussi, prononçant ces même mots derrière notre groupe rassemblé, jetant sur le cercueil nos roses et nos merci et leur souhaitant que le murmure remplace la passion. Quelques brins de mimosas précoces embaumaient l'air, annonçant le printemps après l'hiver. Juste ce qu'il fallait pour que les au revoir ne soient pas une déchirure.


Lu dans: 
Nicolas Crousse. Bobin vivant jusqu’au dernier souffle. Le Soir Livre. 168 février 2024.    
Christan Bobin. Le murmure. NRF Gallimard 2024.  144 pages.


11 février 2024

Venise et ses masques

 "Un jeune paysan tombe amoureux d'une fille arrivée pieds nus dans son village. Sa grâce et son rire l'ensorcellent. Il doit lui promettre en l'épousant de ne pas chercher à savoir d'où elle vient et de la laisser, une fois l'an, disparaître seule quelques jours. Il respecte son vœu. Ils sont heureux. Des enfants leur naissent leurs vaches vêlent chaque année, leurs récoltes sont belles. Un jour pourtant, la curiosité vient à le tarauder. Il n'y tient plus: il la suit en catimini dans la forêt. Il la surprend qui danse avec les elfes, ses sœurs. Mais, par ce serment rompu, il la perd: elle se dissout dans un chiffon de brume."

                                Christiane Singer.


Dans l'étreinte la plus amoureuse, c'est un être libre avec sa part de mystère qu'on tient dans ses bras. La tradition d'une journée masquée au carnaval de Venise, tous visages dissimulés, ajoute une touche ludique et allégorique à cette nécessité du jardin préservé.


Je vous souhaite une bonne semaine carnavalesque. Le mardi, les oranges, les tambours, les plumes et les confettis. Le mercredi, les Cendres car "rappelle-toi que tu n'es que poussière". Il fut une époque où la vie se déroulait comme un cours de philosophie, fêtes laïques et fêtes religieuses confondues. C'est loin tout cela.
CV


Lu dans :
Christiane Singer. Les âges de la vie. Albin Michel. 1984. 214 pages. Extrait pp 168 169

08 février 2024

Non, merci

 "II s'assied tôt le matin devant la porte du bureau de tabac, la main tendue pour une aumône. Son visage est tanné comme du vieux cuir par le soleil. Le bleu délavé de ses yeux fait penser à quelque chose d'aussi ancien et perdu que la petite enfance. Aujourd'hui, je l'ai rencontré à une place inhabituelle. II était assis, paisible, sur un banc devant l'école communale. II regardait le mouvement des passants et des voitures, les oiseaux dans les platanes. Nous avons échangé des cigarettes et quelques mots sans mystère. Comme je m'apprêtais à lui donner une pièce, et avant même que j'en aie esquissé le geste, il m'a dit: « Non, aujourd'hui je ne travaille pas. »

                                C. Bobin



Ce court récit de Bobin me remet en mémoire deux courts moments vécus à une époque où ma vie n'était que course. Un sans-abri sur un banc au soleil de juin devant la Basilique, se régalant d'une baguette au boursin avec vin. Je me surpris, nanti de l'existence, à jalouser ce pauvre hère, l'enviant de disposer ainsi de son temps et de le savourer. L'autre, une chambrière d'hôtel, aussi fripée que grise de robe, toute rapiécée, refusant les deux piécettes que je lui rendais pour que le compte soit juste: "ici je n'accepte pas les pourboires". C'était sa dignité de patiente, farouchement sauvegardée, et je me demandai si de moins précaires qu'elle avaient conservé ce pouvoir.




Les diamants et la rouille


"Nous savons tous les deux ce que les souvenirs peuvent apporter
Ils apportent des diamants et de la rouille."

                        Joan Baez




S'il ne lui fallait en garder qu'une, "Diamonds and rust" serait celle-là. Émouvantes lignes à Bob Dylan, écrites de longues années après leur séparation, en 1975 Joan Baez finissait le morceau par ces paroles : «Et si tu veux m'offrir des diamants et de la rouille, sache que j'ai déjà payé». A partir de 2007, surprenant son public, elle les modifiera et chantera : «Et si tu veux m'offrir des diamants et de la rouille, je prends les diamants…». Beau témoignage de sérénité. Dans un documentaire musical intitulé « Joan Baez I Am A Noise », qui sort sur nos écrans cette semaine, l’artiste revient sur sa vie et ses 60 ans de carrière.


Lu dans:
Joan Baez. Diamonds and Rust. A&M, 1975.

06 février 2024

Merci le chat


"Pour cet homme qui vit seul
l'unique intérêt d'avoir un chat
c'est qu'il se sent lors autorisé
même tard le soir, à frapper à
la porte de sa jeune voisine
pour un bol de lait frais."


Dommage qu'il n'existe aucun mot pour identifier tous ces gestes prétextes à la rencontre que sont le bol de lait pour le chat, le journal lu le matin et déposé en partage le midi, les croissants chauds rapportés du boulanger au lever du jour, le coup de fil matinal pour s'assurer que tout va bien, le chien de la voisine promené quand la nuit est tombée, les médicaments fournis à domicile par le pharmacien attentionné. Petites attentions désintéressées, indispensables au vivre ensemble.

Lu dans:
Dany Laferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 140 pages. Extrait p.101

03 février 2024

La pauvreté choisie

 "Cette chance inouïe qui m'était donnée: pouvoir vivre dans un corps sans maladie, ne pas avoir à courir après l'argent, et sentir chaque jour ma vie se simplifier au fur et à mesure que je vieillissais."

                        J-F Beauchemin


L'auteur cite son grand-père. Je repense au mien, mort devant sa télévision comme s'il avait éteint le programme de sa vie. Au moment de vider sa modeste maison, veuf depuis dix ans il avait simplifié les choses: quelques couverts, deux ou trois pulls et autant de chemises, quelques photos, une paire de draps, une paire de couvertures, une table et quatre chaises. L'époque des repas familiaux, c'était son épouse qui les préparait avec amour, elle partie il l'en organisait plus. Avec si peu de choses la vaisselle n'est plus une corvée, ni la lessive, ni les courses. Il me reste du chemin à parcourir.


Lu dans: 
Jean-François Beauchemin. Le Roitelet. LA Québec Amérique. 2021. 144 pages. Extrait p.102

01 février 2024

L'allumeur de réverbère


"Je sais que quand la télé s'allumera
la guerre reprendra, cette guerre
dont on a du mal à croire qu'elle
continue quand nous ne la regardons pas." 
                    Dany Laferrière

Vous souvenez-vous de la cinquième planète visitée par le Petit Prince, la plus petite de toutes? Il y avait là juste assez de place pour loger un réverbère et un allumeur de réverbères, elle tournait sur elle-même en une minute. Le jour, la nuit. Certains soirs, quand le temps  passe si vite, je repense à lui et à cette succession d'ombres et de lumières qui font nos vies. La guerre et les bombes au loin, la maladie et la précarité au près, c'est le versant nuit. Les fêtes, la joie des enfants, les goûters d'anniversaire, la beauté, la musique et la danse, c'est le versant soleil. On passe de l'un l'autre plusieurs fois par semaine voire par jour, pareil à l'allumeur de réverbère. Le jour, on parvient à oublier qu'il y a la nuit, tant mieux pour ceux qui y parviennent. Moi j'ai dur parfois.


Lu dans: 
Dany Laferrière. Un certain art de vivre. Grasset. 2023. 140 pages. Extrait p.66