"Horta peut se dire lui aussi que c’est un grand moment.
La presse du lendemain ne lésine pas sur les comptes rendus. Le Peuple
consacre un numéro spécial à ce qu’il
nomme désormais le Monument [la Maison du Peuple], avec force photos, extraits du discours de
Jaurès, hommage à César De Paepe et aux fondateurs du parti, portrait de
Victor Horta; on rappelle l’histoire des coopératives, on énumère les
magasins, fiers de cette maison avec sa
musculature de fer qui la dresse, indestructible ; ils sont montés sur
la terrasse, ils ont vu la ville entière à ses pieds.
Mais ce jour-là, au fond, Horta n’a personne parmi tout ce monde à qui
le glisser à l’oreille, ni même un bras accroché au sien qu’il pourrait
serrer aux moments les plus forts. Il doit bien se faire à l’évidence
qu’il s’est trompé et qu’un métier, ainsi qu’il l’écrira plus tard,
quand il vous occupe à ce point l’existence, est une terrible
concurrence pour l’amour, même si vous avez toujours pensé que votre
réussite servirait au bonheur de l’autre ; mais là aussi il s’est
trompé, il faut croire. En fin de compte, seul, il l’est bel et bien,
que les temps soient difficiles ou à la réussite ; et qu’y faire, sinon
poursuivre ce métier, son art, comme il dit, qui lui occupe l’existence.
N’empêche, ce soir, il ne se sent pas d’humeur à faire la fête, il est f
a t i g u é. "
Nicole Malincolini. Inauguration de la Maison du Peuple, place Emile Vandervelde. 1899.
Le fantôme de Victor Horta hante la maison de la rue Américaine que
nous avons visitée la semaine passée. Comme si né d'un modeste artisan
cordonnier gantois il mesura durant tout son existence la fragilité du
succès, arrêtant brutalement la rédaction de ses mémoires le jour du
décès inopiné de sa fille Simone, ou liquidant lors de son dernier
déménagement comme vieux papiers 800 kg de dessins, de croquis et
d'archives, anéantissant de fait
pratiquement entièrement l'imposante documentation graphique de toute
son œuvre. Allégorique de son destin est l'histoire de "sa" Maison du
Peuple, bâtie au départ de 1896 par Victor Horta en plein cœur de
Bruxelles, inaugurée en grande pompe dans la clameur de L'Internationale
et des slogans du monde ouvrier, honneur rendu au fer, au verre, à la
lumière. Celui qui révolutionnait l'art de bâtir et devenait un des
maîtres de l'Art Nouveau, offrait au jeune Parti Ouvrier Belge un lieu à
la hauteur de ses aspirations. Nicole Mancolini fait oeuvre
d'historienne engagée en brossant avec objectivité et enthousiasme
l'histoire d'un quartier, d'une ville, de deux guerres traversées, mais
aussi celle d'un mouvement ouvrier, des espérances qu'il a suscitées, et
dont la Maison était en quelque sorte le cœur. L'histoire d'un monde
fragile, n'ayant pas résisté à cette course au progrès qui mènera, 65
ans plus tard, à démolir du rez-de-chaussée aux étages la Maison du
Peuple comme on efface un temps révolu, afin d'utiliser le potentiel
immobilier énorme que ce quartier en expansion avait pris près du vieux
Sablon. Au fil de mes lectures cette semaine, ma déception est grande de
découvrir que la vaste nébuleuse du mouvement socialiste belge est à
l'origine même de la destruction de son temple, porté aux cimaise au
début du siècle. Accompagné ou non de Victor Horta, je n'oserais pour
rien au monde promener mes grands-parents paternels "rouges sang",
admirateurs de Piaf et de Jaurès, qui me firent découvrir avec émotion
ce site historique en 1960, devant l'immeuble fonctionnel qui le
remplace: ils en perdraient définitivement leurs convictions
coopératives.
Lu dans:
Nicole MALINCONI. De fer et de verre: La Maison du Peuple de Victor Horta. Traverses. Impresions Nou. 2017. 176 pages.