30 janvier 2021

Jours de pluie

 

"J’aperçois au loin, dans le brouillard de pluie, le mince filet d’une cascade chutant de la falaise.
On dirait que la plaine a un besoin inouï de se désaltérer. Dans quelques heures, le sol sera à nouveau incendié de soleil."
                Joël Vernet



Une journée de pluie. Interminable, monotone, et puisque tout le monde le dit, déprimante?
Pas sûr. La pluie comble la soif des jardins, comme un verre d'eau fraîche le gosier desséché. Elle est une promesse de fruits, gratuite de surcroît, un vrai cadeau.



Lu dans
Joel Vernet. Petit Traité de la Marche en Saison des Pluies.  Fata Morgana. 2012. 32 pages . Extrait p.11

29 janvier 2021

Cette cage qu'on efface

 

"Pour faire le portrait d’un oiseau
Peindre d’abord une cage
Avec une porte ouverte
Peindre ensuite
Quelque chose de joli
Quelque chose de simple
Quelque chose de beau
Quelque chose d’utile
Pour l’oiseau

Placer ensuite  la toile contre un arbre
Dans un jardin
Dans un bois
Ou dans une forêt
Se cacher derrière l’arbre
Sans rien dire
Sans bouger…

Parfois l’oiseau arrive vite
Mais il peut aussi bien mettre de longues années
Avant de se décider
Ne pas se décourager
Attendre
Attendre s’il le faut pendant des années
La vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau
N’ayant aucun rapport
Avec la réussite du tableau

Quand l’oiseau arrive
S’il arrive
Observer le plus profond silence
Attendre que l’oiseau entre dans la cage
Et quand il est entré
Fermer doucement la porte avec le pinceau
Puis
Effacer un à un tous les barreaux
En ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l’oiseau

Faire ensuite le portrait de l’arbre
En choisissant la plus belle de ses branches
Pour l’oiseau
Peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent
La poussière du soleil
Et le bruit des bêtes de l’herbe dans la chaleur de l’été
Et puis attendre que l’oiseau se décide à chanter

Si l’oiseau ne chante pas
C’est mauvais signe
Signe que le tableau est mauvais
Mais s’il chante c’est bon signe
Signe que vous pouvez signer
Alors vous arrachez tout doucement
Une des plumes de l’oiseau
Et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau. "

                    Jacques Prévert

 
 

 

Lu dans:
Jacques Prévert. Paroles. Ed. du Point du Jour. 1946. Folio n° 762. 1972. 256 pages.

27 janvier 2021

Mauvais rêve

 

"Agitant ses pattes
le scarabée renversé
tente de s’appuyer
contre le ciel".  
                Alejandro Jodorowski
 

 
Une nuit, il fut réveillé par la présence silencieuse de trois malfrats qui fouillaient soigneusement sa penderie, où il cachait l'argent. Ses nonante ans et sa faiblesse lui conseillèrent de se tenir coi, et à sa femme qui se réveillait à sont tour il intima "Dors Loulou, c'est un mauvais rêve." A tous ces scarabées renversés par l'inversion prolongée des repères, on est tenté de donner le même conseil dans l'attente d'être remis à l'endroit. Ce qui ne saurait tarder, car aucune nuit n'est sans fin.


 

Lu dans :
Alejandro Jodorowski. Les Pierres du Chemin.  Le Veilleur & Maelström. 2004. 140 pages. Extrait p.123

Sagesse de Villon

 

"Je connais tout
si ce n'est moi-même."
            François Villon. 1431-1463 (?)  


"Je connais bien mouches en lait,
Je connais à la robe l'homme,
Je connais le beau temps du laid,
Je connais au pommier la pomme,
Je connais l'arbre à voir la gomme,
Je connais quand tout est de mêmes,
Je connais qui besogne ou chomme,
Je connais tout, fors que moi-même.

Je connais pourpoint au collet,
Je connais le moine à la gonne,
Je connais le maître au valet,
Je connais au voile la nonne,
Je connais quand pipeur jargonne,
Je connais fous nourris de crèmes,
Je connais le vin à la tonne,
Je connais tout, fors que moi-même.

Je connais cheval et mulet,
Je connais leur charge et leur somme,
Je connais Biétris et Belet,
Je connais jet qui nombre et somme,
Je connais vision et somme,
Je connais la faute des Boesmes,
Je connais le pouvoir de Romme,
Je connais tout, fors que moi-même.

Prince, je connais tout en somme,
Je connais coulourés et blêmes,
Je connais mort qui tout consomme,
Je connais tout, fors que moi-même."
          


Je vous souhaite une bonne semaine.
CV


Entendu à mon réveil sur Klara, 24 janvier 2021. François Villon, Poésies diverses. Ballade des menus propos

 

26 janvier 2021

Ouvrir la cage

 

"Cheminer vers le point de vue.
De là haut, l'enfant embrassera du regard
ce qu'en bas il ne voyait pas.

Prendre de la hauteur.
Là, il pourra imaginer ce que serait,
    sera le futur,
    une nouvelle maison,
    une rivière qui longera sa maison,
sa main qui maintenant ne touche pas l'eau mais qui la touchera.

De là haut il touche tout du regard.
au fond du regard une nouvelle vie luit déjà."
            Philippe Devuyst

 
 
Faire confiance aux mots qu'on prononce, qui ouvrent la cage de l'oiseau triste, lui montrent un là-haut, lui miment comment on bat les ailes, où se trouve l'eau, où se trouve l'heure propice à s'envoler, pour cheminer vers le point de vue qu'en bas on ne voyait pas. 
N'être que celui qui entrouvre la porte.




Lu dans:
Philippe Devuyst. Douceur Violence. Autoédition. 2019.

24 janvier 2021

Jour de beauté

 

"Femmes assises ou se mouvant
les unes vieilles, les autres jeunes
les jeunes sont belles
mais les vieilles sont plus belles encore. "
Walt Whitman


A quoi bon comparer la beauté du Levant et celle du Couchant? L'une imagine le jour qui vient, l'autre se repose du jour qui va. Entre les deux, il y a la beauté du temps vécu.

 


Lu dans:
Walt Whitman. Feuilles d'herbe (Leaves of Grass, trad. Jacques Darras). Collection Poésie. NRF Gallimard. 2002. 800 pages. Extrait p. 378

23 janvier 2021

Adieu l'Emile je t'aimais bien

 

"Même si tout s'arrêtait là,
Au dernier souffle, à la fosse, à la cendre,
Même s'il me fallait descendre
Ces escaliers qui ne conduisent nulle part,
Cela valait la peine d'être né,
D'avoir bu à longs traits le vin de l'existence,
D'avoir connu des joies et des douleurs intenses,
D'avoir aimé, d'avoir lutté, d'avoir pleuré.

Je n'ai pourtant pas fait des étincelles,
Rien que ces choses que l'on dit très ordinaires.
Mes fautes ne sont pas des actes mais des manques.
Je confesse médiocrité.
Mais j'ai parfois marché sur l'eau, flotté dans l'air,
Je me suis vu sur la plus haute vague,
J'ai respiré un peu d'éternité."
            Rûmi (1207-1273)


 

Moment précieux ce matin, rassemblant autour d'un patient rongé par la maladie ceux qu'il a de plus chers. Il est à l'hosto, il va en sortir pour revenir chez lui, pour une semaine ou pour un an? car nul ne connaît l'heure. Il lui reste une ou deux tâches essentielles à mener à leur terme, quelques messages de vie à transmettre, préparer son épouse à l'inéluctable. Les mots échangés dans cette chambre d'hôpital aménagée en espace de rencontre, encerclée par le Covid, ont une densité particulière quand les jours se font rares, et j'admire plus que jamais cette médecine que l'on dit parfois si dure quand elle se fait si humaine.


 

Lu dans:
Liliane Wouters. Le livre du soufi. Editions Le Taillis Pré. Décembre 2009. 70 pages. Extrait p.64

20 janvier 2021

Ce passé qui nous encombre

 

"Me dépouiller.
Non seulement de ce qui m'encombre, mais encore, quand tout est éjecté, de ce que les choses ont laissé d'ombres.
Alors, peut-être, tendre des mains capables de recevoir,
capables de donner,        
de caresser la clarté qui habite ton visage."
            Philippe Mathy

 

Quand tout a été essayé sans succès, il reste la paix que procure l'oubli, cette faculté de ne garder que l'infime part des souvenirs qui nous font du bien. Jadis était proposé, une fois l'an, de "faire les grosses poubelles", qui faisaient de nos trottoirs des greniers ouverts à la curiosité des voisins, et épuraient nos maisons de tout "ce qui pourrait encore servir", héritage d'un passé qui encombre notre présent.  En se débarrassant des objets, on s’allégeait soi-même, et quand le trottoir était vide, c'est en nous qu'il y avait de la place. Ce service a disparu, mais on en peut garder la pratique intérieure.


Lu dans :
Philippe Mathy. Une eau simple. Éditions Le Taillis Pré.2005. 80 pages. Extrait p. 64

Sagesse de Luis Borges et de Dürckheim

 

"Chaque personne qui passe dans notre vie est unique.
Elle laisse toujours un peu d'elle-même, et s'en va avec un peu de nous.
Certains peuvent prendre plus que d'autres, mais aucun ne peut ne rien laisser."
                        Luis Borges



Le poids d'une rencontre ne se mesure pas à sa longueur. Un jour qu'il se désolait, Karlfried Graf Dürckheim laisse échapper ce cri: " Sapristi, je n'y arriverai jamais. ". Un petit vieux qui passait lui tapa sur l'épaule et lui dit: "Monsieur, ça ne presse pas." Ces quelques mots d'un inconnu, rapporte le vieux Sage de la Forêt Noire, suffirent pour le pacifier d'une façon durable. Ainsi d'un ami médecin, à qui je téléphonai un soir de fatigue, dont le seul conseil - il ne pouvait m'accorder que deux minutes avant de rejoindre une réunion - se résuma de manière lapidaire: "Tu sais, la surcharge ne se crée qu'à l'image de soi qu'on veut laisser." Lui-même sombra peu de temps après dans une solitude morale qui l'emporta; on ne bénéficie pas toujours de la sagesse qu'on apporte aux autres.
 

19 janvier 2021

Sagesse du soufi

 

"Aimer, c'est à travers le corps
Rencontrer l'âme, c'est aussi
Par les sentiers de l'âme aller
À la découverte du corps.
Aimer, c'est mêler l'âme au corps,
Le corps à l'âme, c'est encor
Du bout des doigts, au fond de l'être,
Toucher, sentir et reconnaître
Avec la chair, avec l'esprit,
Sans deviner lequel est pris
Et lequel prend, sans pouvoir dire
Qui se réveille et qui s'endort,
Lequel commence, où finit l'autre,
Quel est le vif, quel est le mort."
                Rûmi (1207-1273)



Émerveillement de redécouvrir à l'occasion d'un rangement le livre que Liliane Wouters consacra au poète soufi Rûmi. Une écriture venue du fonds des siècles nous murmure un essentiel que le vacarme pourrait nous faire oublier.



Lu dans:
Liliane Wouters. Le livre du soufi. Editions Le Taillis Pré. Décembre 2009. 70 pages. Extrait p.32

18 janvier 2021

Tenace oubli

 

"Il s'est souvenu d'un grand amour qu'il avait vécu des années auparavant.  Notre liaison s'est achevée tristement, a-t-il conclu. Elle est partie en me disant « Il faut m'oublier ». Il avait perdu son sourire.
- Et toi, qu'est-ce que tu lui as répondu ?
- Je lui ai dit: « Je t'oublierai tous les jours », a-t-il ajouté d'une voix éteinte."
                    Vassilis Alexakis



Hors d'âge, elle vient de perdre son mari, ils formaient un couple sans histoire et j'imagine sa peine. "C'était mon mari, mais ce ne n'était pas mon amoureux." Dessous le lit, surgit une boîte en carton et des photos jaunies. "Mon amoureux c'était lui." Un bel homme en uniforme, une belle et courte passion, et puis les familles...  On ne connaît jamais ce qui se cache dans les mémoires.


Lu dans:
Vassilis Alexakis. Je t'oublierai tous les jours. Folio. 2007. 256 pages 

16 janvier 2021

Comme à l'hôtel

 

"Je me souviens de jours où rien d'important ne s'était produit
Un café dans le bois près de la gare à Saint Nom-la-Bretèche
Le bonheur extraordinaire en été d'un verre d'eau fraîche. 
            Philippe Delerm


Il y a comme un bonheur dans l'air de la maison de repos ce matin. Petit-déj continental comme au Novotel: croissants,  crèpes, bacon & eggs, saucisse et lard émincé, café thé chocolat chaud, jus de fruits et surtout le sentiment d'être redevenu quelqu'un qui compte. Bravo le chef!


 

Lu dans :
Philippe Delerm. Journal d'un homme heureux. Seuil. 2016. 262 pages. Extrait p.215

14 janvier 2021

Semis d'hiver

 

"À la terrasse sur la table         un bouquet de mimosa
parfois je ferme les yeux         je suis à Uzès
avec les remparts de pierres blanches    les cyprès et les buis
le crépitement des cigales         le ciel bleu dans l’ogive d’un passage voûté
le mistral dans ma robe     un lézard qui détale
une rose     sur sa haute tige d’épines
résiste aux assauts du vent.
Ce soir     petit mistral
tu vas me manquer."
                    Corinne Hoex


Nous sommes riches d'images du passé, qui nous aident à nous projeter dans l'avenir, trésors soigneusement rangés dans les malles de nos têtes, souvenirs heureux de résidences de vacances "qui ont des regrets de coquillages et de goélands". 
S'y raccrocher n'est pas de la nostalgie, mais un travail de jardinier: on arrose les semis, qui feront les belles récoltes.


Lu dans:
Corinne HOEX. Uzès ou nulle part. Cormier. 2020. 84 pages.
Béatrice Libert et Pierre Laroche. La sourde oreille et autres menus trésors. Éditions Henry. 2020. 48 pages

Dédicaces

 

"Les séances de signature en librairie auxquelles je participais à mes débuts attiraient surtout des étudiantes . Vingt ans plus tard , elles étaient fréquentées majoritairement par des enseignantes. Aujourd’hui elles rassemblent essentiellement des dames aux cheveux blancs . Mon public a atteint l’âge de la retraite, c’est normal , cela fait quarante ans que j’écris . Il arrive cependant qu’une très jeune femme me demande une dédicace - C’est pour ma grand-mère, précise - t - elle . Elle vous aime beaucoup ."
                     Vassilis Alexakis
 

Un peu d'autodérision est une facette de la sagesse, celui qui a la capacité de sourire de lui-même ne s'ennuie jamais.




Lu dans:
Vassilis Alexakis. L'enfant grec. Stock. 2012. 320 pages.

13 janvier 2021

Le ballon venu de nulle part

 

"Ce quartier n'est pas un endroit, ai-je pensé, c'est une époque. je traverse une époque. J'ai ressenti une douleur inexplicable en voyant une collégienne d'une douzaine d'année, avec un tas de livres sous le bras, en train d'ouvrir la porte de sa maison. Je suis passé à coté de mon ancienne école primaire. Le mur qui protège la cour de récréation a été surélevé, il est haut de quatre mètres. J'ai entendu les cris des enfants. Soudain un ballon de basket est passé par dessus le mur et a atterri presque devant moi. Il a rebondi sur le capot d'une voiture puis au milieu de la chaussée et s'est arrêté devant l'entrée d'un immeuble. Il n'y avait personne dans la rue. J'ai ramassé le ballon et d'un coup de pied je l'ai expédié dans la cour. Aux cris des enfants j'ai deviné que le jeu avait repris. "Je suis venu pour vous renvoyer le ballon", ai-je pensé."  
                Vassilis Alexakis
 

Morceau d'anthologie, dans lequel les plus anciens d'entre nous se reconnaîtront. Ce retour dans la rue de notre école primaire, cette cour de récréation aux murs surélevés par-dessus lesquels se perd un ballon, le jeu des enfants dans un monde réel qui nous paraît soudain inactuel. La confrontation d'un passé récent dissous dans le présent de ces gosses, d'un monde qui nous est devenu petit à petit illisible. Et, magique, le renvoi du ballon dans la cour afin que se poursuive la partie. Cela porte un bien beau nom: la transmission, signe infime venu de l'autre côté du mur, d'une personne inconnue invisible passant là par hasard, et qui permet au match de se poursuivre.

L’écrivain franco-grec Vassilis Alexakis est mort hier. Auteur d'une importante œuvre romanesque, collaborateur du journal Le Monde, proche du premier ministre de gauche Alexis Tsipras, je n'en avais jamais entendu évoquer le nom. Il appartient à ces innombrables personnalités dont on n'apprend paradoxalement l'existence que lorsqu'ils sont morts: la nécessité de disparaître pour exister.   


Lu dans: 
Vassilis Alexakis. La langue maternelle. LGF. Livre de Poche. 1996. 285 pages.

10 janvier 2021

Sagesse d'Etty Hillesum

 

« Samedi matin, 7 heures et demie. Les troncs dépouillés qui grimpent devant ma fenêtre se couvrent maintenant de jeunes feuilles vertes. Une toison bouclée sur leurs corps d’ascètes, nus et durs. Impressions d’hier soir, dans ma petite chambre. Je m’étais couchée de bonne heure et, de mon lit je regardais au-dehors par la baie ouverte. On aurait dit, une fois de plus, que la vie avec tous ses secrets était tout près de moi, que je pouvais la toucher. J’avais l’impression de reposer contre la poitrine nue de la vie et d’entendre le doux battement régulier de son cœur. J’étais étendue entre les bras nus de la vie et j’y étais en sécurité, à couvert. Et je pensais: comme c’est étrange! C’est la guerre. Il y a des camps de concentration. De petites cruautés s’ajoutent à d’autres cruautés. En passant dans les rues, je peux dire de beaucoup de maisons: ici un fils est en prison, là le père est retenu en otage, ici encore on a à supporter la condamnation à mort d’un fils de dix huit ans. Et ces rues et ces maisons se trouvent tout près de moi. Je connais l’air traqué des gens, l’accumulation de la souffrance humaine, je connais les persécutions, l’oppression, l’arbitraire, la haine impuissante et tout ce sadisme. Je connais tout cela et je continue à regarder au fond des yeux le moindre fragment de réalité qui s’impose à moi. Et pourtant, quand je cesse d’être sur mes gardes pour m’abandonner à  moi-même, me voila tout à coup reposant contre la poitrine nue de la vie, et ses bras qui m’enlacent sont si doux et si protecteurs - et le battement de son cœur, je ne saurais même pas le décrire : si lent, si régulier, si doux, presque étouffé, mais si fidèle, assez fort pour ne jamais cesser, et en même temps si bon, si miséricordieux. Tel est une fois pour toutes mon sentiment de la vie, et je crois qu’aucune guerre au monde, aucune cruauté humaine si absurde soit-elle, n’y pourra rien changer. »
                        Ettty Hillesum
 


Etty Hillesum, morte le 30 novembre 1943 au camp de concentration d’Auschwitz à 29 ans, tient son journal intime (1941-1942) et écrit des lettres (1942-1943) depuis le camp de transit de Westerbork aux Pays-Bas. Il n'est aucune détresse qui ne contienne une éclaircie, intime, fugace parfois, mais essentielle. On évoque Rosa Luxembourg, dans ses Lettres de prison, " Tâche donc de demeurer un être humain. C’est là vraiment l’essentiel. Et ça veut dire : être solide, lucide et gaie, oui, gaie malgré tout" , ou encore à Margarete Buber-Neumann  et son étonnant "Je ne regrette pas d'avoir été à Ravensbrück, car j'y ai rencontré Milena (Jesenská, qui fut l'amie de Kafka)."




Lu dans:
Ettty Hillesum. Une vie bouleversée, suivi de lettres de Westerbork: Journal 1941-1943.  Editions du Seuil. 1995. Points Documents. 408 pages. Extrait page 119

09 janvier 2021

Seul dans sa bulle

 

«Nous partageons ce besoin pressant de créer, et un désir urgent de rendre nos vies plus intenses.
Courir vite pour ne pas voir le temps s’enfuir.»,
                Kethévane Davrichewy



Il me partage qu'il n'en peut plus de brasser le vide, et qu'il sent pointer l'énorme envie de faire une folie. Au rang des bonnes nouvelles, il apprend que l'éclaircie sera pour juin. Cela fait long quand on est seul dans sa bulle, son petit appart, sa petite auto, son petit boulot, sa petite ville. Et qu'on a eu trente ans la semaine passée, fêtés seul car où se cachent les quelques amis de bistrot quand il n'y a plus de bistrot? Il s'attarde à la fenêtre, avec des rêves de  coquillages et de goélands, de vastes tablées où coule la bière et s'échangent les vannes bien grasses. S'accommoder d'une existence où rien ne se passe serait-il un art de vieux, comme le décrit bien Delerm: "En nous quittant, vers quatre heures, M. Brouard a dit : Faut que j'sort' les poubelles. le n'ai pu m'empêcher de penser qu'il était aussi pauvre de son temps libre que j'avais été riche du mien. L'âge y est pour beaucoup, je crois. Pour les plus anciens, le temps libre devient souvent dilution des tâches, étirement à l'infini de ce qu'il y a de moins intéressant. L'importance donnée aux contraintes matérielles et insignifiantes serait-elle le meilleur baume pour calmer les inquiétudes?"

Je lui avais souhaité bon anniversaire par téléphone, c'est peu de choses. Il m'envoie une carte de vœux, annotée sur l'enveloppe d'un merci avec une fleur naïve.  Qui donc inventa ce concept de bulle, dont la meilleure définition que je pus retrouver est "un nombre représentant la nullité, un ensemble vide."


Lu dans:
Kethévane Davrichewy. Un chanteur. Fayard. 2020. 300 pages.
Philippe Delerm. Journal d'un homme heureux. SEUIL. 2016. 272 pages. Extrait page 29

06 janvier 2021

Contaminés ou non, nous vivons tous comme des malades

 "Il n'existe que des versions de nous-mêmes, auxquelles nous n'avons pas adhéré pour beaucoup et dont nous voulons nous protéger pour la plupart. (..) Et c'est la nature aléatoire de notre rencontre avec notre moi déjà connu qui suscite une légère vague d'inquiétude."                     Toni Morisson




La récente classification des personnes à vacciner en priorité, résidents en maisons de repos, personnel soignant, personnes à risque, etc... ne constitue qu'un avatar des subdivisions que le subtil coronavirus a inoculé dans notre société depuis près d'un an. Derrière les fonctions "non-essentielles", empêchées de fonctionner, se cachent des personnes en souffrance autant matériellement que moralement: être étiqueté de non-essentiel est une honte, d'autant plus injuste qu'elle est aléatoire. On note au passage la violence de cette nouvelle hiérarchie, à laquelle s'ajoute la césure entre humains normaux et "personnes à risque", malades discrets dont la fragilité est révélée au grand jour, là où on pouvait être fragile sans que les collègues, la famille ou les voisins le sachent. Comme le souligne Claire Marin, philosophe des épreuves de la vie en raison de son propre parcours, "cette crise nous piège dans une visibilité contrainte, elle nous rend transparents malgré nous, elle dit qui nous fréquentons (lorsque nous devons identifier des cas contacts, notre identité avant de passer commande à table, l'endroit de villégiature dont nous rentrons), elle rend publique une partie de ce qui restait encore, dans cette époque de la grande exhibition, secret ou privé." Sans oublier la logique sanitaire qui crée des malades potentiels, désigne comme vulnérables des personnes âgées qui ne se seraient jusqu’alors pas définies comme telles, fragilité décrétée et expérience violente, comme un vieillissement soudain et accéléré. 

Classification exacerbée également par l'ouverture de notre intimité aux regards extérieurs lors des téléconférences professionnelles "qui donnent à voir l’envers du décor : les intérieurs bourgeois, bohèmes, minimalistes ou surchargés de nos collègues, des artistes, des journalistes, des responsables politiques, les bibliothèques imposantes ou les étagères en kit, les lits superposés ou les grandes baies vitrées, les vis-à-vis oppressants ou la vue sur la mer. Le domaine privé l’est encore un peu moins qu’auparavant. Nous sommes entrés les uns chez les autres sans hospitalité." Insensiblement la pandémie s’est immiscée dans nos vies, dans nos gestes, nos habitudes et notre imaginaire: contaminés ou non, nous vivons tous désormais comme des malades, qui se protègent comme ils peuvent en désignant de plus malades qu'eux. 



Lu dans:
Toni Morrison. L'origine des autres. Trad. Christine Laferrière. Ed Christian Bourgeois. 2018.  92 pages.
Claire Marin. Contaminés ou non, nous vivons tous comme des malades. Propos recueillis par Nicolas Truong. 27 décembre 2020. Le Monde 

04 janvier 2021

Creuser son sillon

 

"Il y a beaucoup de choses que j’aimerais faire. J’aimerais conduire une voiture de course sur la piste d’Indianapolis. J’aimerais marquer un but lors d’un match de football américain de haut niveau. J’aimerais frapper une balle de baseball arrivant à cent miles à l’heure. Mais il faut savoir se tenir. Certaines choses sont au-delà de vos talents. Tout ce qui a de la valeur prend du temps. Il faut écrire cent chansons avant d’en écrire une bonne."
                    Bob Dylan

 
 


A l'aube d'une année, n'inscrire qu'une ligne sur la page blanche des projets à réaliser: creuser son sillon. S'accomplir en cuisine, en chantant, en dessinant, en gravissant des cols, en écrivant, que sais-je encore? il est tant de manières d'être sous le soleil, y consacrant l'énergie et le temps nécessaires: tout ce qui a de la valeur prend du temps. Notre ami George Bordage, qui nous lit sans aucun doute dans sa retraite outre-Atlantique, consacra un jour un cours entier à l'occasion de son doctorat Honoris Causa sur le thème de la continuité créatrice, évitant la dispersion des projets et des recherches. J'en retins une leçon: ce qui vaut pour la médecine est d'application dans nos vies. 



 
Lu dans:
Aureliano Tonet. Dylan, Prix Nobel de Sisyphe. Le Monde du 4 novembre 2016.