"Il n'existe que des versions de nous-mêmes, auxquelles nous n'avons pas 
adhéré pour beaucoup et dont nous voulons nous protéger pour la plupart. 
(..) Et c'est la nature aléatoire de notre rencontre avec notre moi déjà 
connu qui suscite une légère vague d'inquiétude."                     Toni Morisson
La récente classification des personnes à vacciner en priorité, 
résidents en maisons de repos, personnel soignant, personnes à risque, 
etc... ne constitue qu'un avatar des subdivisions que le subtil 
coronavirus a inoculé dans notre société depuis près d'un an. Derrière 
les fonctions "non-essentielles", empêchées de fonctionner, se cachent 
des personnes en souffrance autant matériellement que moralement: être 
étiqueté de non-essentiel est une honte, d'autant plus injuste qu'elle 
est aléatoire. On note au passage la violence de cette nouvelle 
hiérarchie, à laquelle s'ajoute la césure entre humains normaux et 
"personnes à risque", malades discrets dont la fragilité est révélée au 
grand jour, là où on pouvait être fragile sans que les collègues, la 
famille ou les voisins le sachent. Comme le souligne Claire Marin, 
philosophe des épreuves de la vie en raison de son propre parcours, 
"cette crise nous piège dans une visibilité contrainte, elle nous rend 
transparents malgré nous, elle dit qui nous fréquentons (lorsque nous 
devons identifier des cas contacts, notre identité avant de passer 
commande à table, l'endroit de villégiature dont nous rentrons), elle 
rend publique une partie de ce qui restait encore, dans cette époque de 
la grande exhibition, secret ou privé." Sans oublier la logique 
sanitaire qui crée des malades potentiels, désigne comme vulnérables des 
personnes âgées qui ne se seraient jusqu’alors pas définies comme 
telles, fragilité décrétée et expérience violente, comme un 
vieillissement soudain et accéléré. 
Classification exacerbée également par l'ouverture de notre intimité aux 
regards extérieurs lors des téléconférences professionnelles "qui 
donnent à voir l’envers du décor : les intérieurs bourgeois, bohèmes, 
minimalistes ou surchargés de nos collègues, des artistes, des 
journalistes, des responsables politiques, les bibliothèques imposantes 
ou les étagères en kit, les lits superposés ou les grandes baies 
vitrées, les vis-à-vis oppressants ou la vue sur la mer. Le domaine 
privé l’est encore un peu moins qu’auparavant. Nous sommes entrés les 
uns chez les autres sans hospitalité." Insensiblement la pandémie s’est 
immiscée dans nos vies, dans nos gestes, nos habitudes et notre 
imaginaire: contaminés ou non, nous vivons tous désormais comme des 
malades, qui se protègent comme ils peuvent en désignant de plus malades 
qu'eux. 
Lu dans:
Toni Morrison. L'origine des autres. Trad. Christine Laferrière. Ed 
Christian Bourgeois. 2018.  92 pages.
Claire Marin. Contaminés ou non, nous vivons tous comme des malades. 
Propos recueillis par Nicolas Truong. 27 décembre 2020. Le Monde