"Solitude...
Je ne crois pas comme ils croient
je ne vis pas comme ils vivent
je n'aime pas comme ils aiment
Je mourrai comme ils meurent."
Marguerite Yourcenar
Quand se ferme la porte de la salle d'attente au terme de la consultation subsiste une étrange rumeur. Accents de l'Atlas et de la Silésie, silence des vieux, bousculades des gosses, parfois même un chien. Ils déposent chacun sur le bureau qui me sépare de leur vie un mélange d'espoirs, de désillusions, d'enthousiasmes et de craintes. Il me faudra trouver un jour le mot juste pour qualifier cette relation étrange qui unit le malade et son médecin: je connais presque tout d'eux, ils savent tant de moi, et pourtant je n'oserais me revendiquer de leurs amis. Je ne les accompagne jamais en vacances, mais connais tous les détails de leur maison familiale dans la baie de Tanger. J'anticipe déjà l'entrée en Ramadan et les repas de retrouvailles à la nuit tombée, et n'imagine pourtant pas une seconde me couler dans le rituel de leur foi. Ma cave abrite les pots de miel sauvage cueilli dans les arbres de Pologne, mélangé aux restes de cire, de pollen et des psaumes qui s'élèveront ce dimanche des églises de leur village à l'occasion de la Pâque orthodoxe. Je n'y assisterai guère non plus, pas plus qu'aux cérémonies du 1er Mai place Rouppe auxquelles se joignaient encore mes grands-parents il y a peu. J'éprouve pour tous ces patients une tendresse et une complicité intenses, et ils me le rendent bien. Je fais partie de leur vie, des guérisons des gosses et de la fin de parcours de leurs vieux parents, font-ils pour autant partie de la mienne? Amitié, amour, affection exigent une gratuité, une réciprocité sans arrière-pensée, absentes de la relation professionnelle même la plus désintéressée. Cette retenue constitue d'ailleurs une garantie: toi à qui je confie ma santé, gère-la en bon père de famille attentionné, à la bonne distance, sans laisser altérer tes décisions par des sentiments qui affecteraient ton jugement. Ce soir encore je n'aurai pas trouvé le terme juste pour décrire cette relation, qui demeure néanmoins parmi les plus intenses que je connaisse.
Lu dans:
Marguerite Yourcenar. L'invention d'une vie. Collection NRF Biographies. Gallimard. 1990. 552 pages.