"Au jour de mon cinquantième anniversaire je ne formai au plus profond de moi-même que ce seul vœu téméraire : que quelque chose se produisît."
Stéphane Zweig
Stéphane Zweig se livre à une longue introspection au soir de son 50ème anniversaire. "Que restait-il à souhaiter? Le fait même qu'à cette heure je ne voyais rien à désirer engendrait en moi un mystérieux malaise. Serait-il bon, demandait quelque chose en moi, que ta vie se poursuive ainsi, si calme, si réglée, si lucrative, si confortable, sans nouvelles tensions et sans nouvelles épreuves? T'appartient-elle vraiment, appartient-elle au plus essentiel de ton être, cette existence privilégiée, tout assurée en soi? Pensif, je me promenai dans la maison. Elle était devenue belle au cours de ces années, et telle exactement que je l'avais voulue. Et pourtant, devais-je toujours vivre ici, toujours m'asseoir devant le même bureau et écrire des livres, un livre et encore un livre, et ensuite toucher mes droits d'auteur, toujours plus de droits d'auteur, devenir peu à peu un monsieur respectable, tenu d'exploiter avec dignité et dans le respect des convenances son nom et son œuvre, préservé déjà de tout accident, de toutes les tensions et de tous les dangers? Les choses devaient-elles toujours aller ainsi, jusqu'à soixante, jusqu a soixante-dix ans, sur une voie droite et unie? Ne serait-il pas mieux pour moi que survînt quelque chose d'autre, quelque chose de nouveau, quelque chose qui me rendît plus inquiet, plus tendu, qui me rajeunît en m'excitant à un nouveau combat peut-être plus dangereux encore? "
Ironie du sort, l'avenir allait hélas combler cette attente au-delà de tout ce qui peut être imaginé. L'entièreté de son œuvre brûlée lors de la nuit cristal, avec interdiction de publication en Autriche et en Allemagne, exil en France, puis en Angleterre, puis aux USA et enfin au Brésil où il écrit son autobiographie avant de se suicider, arrivé au terme de toute espérance. Il note, lucide mais amer, que cette dernière période de sa vie lui aura donné une lucidité qu'il n'avait guère dix ans plus tôt et qu'en ce sens il ne regrette pas de les avoir vécues.
Lu dans:
Stéphane Zweig. Le monde d'hier. Le Livre de Poche 14040. Traduction Serge Niémetz. Souvenir d'un Européen. Belfond 1942. 511 pages. Extrait p 416