«Tu sais ... le Dieu des Français ... Il est plus généreux pour les Français que le Dieu des Maures pour les Maures! »
A de Saint-Exupéry
"Voici des hommes qui n'avaient jamais vu un arbre ni une fontaine ni
une rose, qui connaissaient, par le Coran seul, l'existence de jardins
où coulent des ruisseaux puisqu'il nomme ainsi le paradis. Ce paradis et
ses belles captives, on le gagne par la mort amère sur le sable, d'un
coup de fusil d'infidèle, après trente années de misère. Mais Dieu les
trompe, puisqu'il n'exige des Français, auxquels sont accordés tous ces
trésors, ni la rançon de la soif ni celle de la mort. Et c'est pourquoi
ils rêvent, maintenant, les vieux chefs. Et c'est pourquoi, considérant
le Sahara qui s'étend, désert, autour de leur tente, et jusqu'à la mort
leur proposera de si maigres plaisirs, ils se laissent aller aux
confidences.
«Tu sais ... le Dieu des Français ... Il est plus généreux pour les Français que le Dieu des Maures pour les Maures! »
Quelques semaines auparavant, on les promenait en Savoie. Leur guide les
a conduits en face d'une lourde cascade, une sorte de colonne tressée,
et qui grondait:
- Goûtez, leur a-t-il dit.
Et c'était de l'eau douce. L'eau! Combien faut-il de jours de marche,
ici, pour atteindre le puits le plus proche et, si on le trouve, combien
d'heures, pour creuser le sable dont il est rempli, jusqu'à une boue
mêlée d'urine de chameau! L'eau! A Cap Juby, à Cisneros, à Port-Étienne,
les petits des Maures ne quêtent pas l'argent, mais une boîte de
conserves en main, ils quêtent l'eau:
- Donne un peu d'eau, donne ...
- Si tu es sage.
L'eau qui vaut son poids d'or, l'eau dont la moindre goutte tire du
sable l'étincelle verte d'un brin d'herbe. S'il a plu quelque part, un
grand exode anime le Sahara. Les tribus montent vers l'herbe qui
poussera trois cents kilomètres plus loin ... Et cette eau, si avare,
dont il n'était pas tombé une goutte à Port-Étienne, depuis dix ans,
grondait là-bas, comme si, d'une citerne crevée, se répandaient les
provisions du monde.
- Repartons, leur disait leur guide. Mais ils ne bougeaient pas :
- Laisse-nous encore ...
Ils se taisaient, ils assistaient graves, muets, à ce déroulement d'un
mystère solennel. Ce qui coulait ainsi, hors du ventre de la montagne,
c'était la vie, c'était le sang même des hommes. Le débit d'une seconde
eût ressuscité des caravanes entières, qui, ivres de soif, s'étaient
enfoncées, à jamais, dans l'infini des lacs de sel et des mirages. Dieu,
ici, se manifestait: on ne pouvait pas lui tourner le dos. Dieu ouvrait
ses écluses et montrait sa puissance : les trois Maures demeuraient
immobiles.
- Que verrez-vous de plus? Venez ...
- Il faut attendre.
- Attendre quoi?
- La fin.
Ils voulaient attendre l'heure où Dieu se fatiguerait de sa folie. Il se repent vite, il est avare.
- Mais cette eau coule depuis mille ans! ...
Aussi, ce soir, n'insistent-ils pas sur la cascade. Il vaut mieux taire
certains miracles. Il vaut même mieux n'y pas trop songer, sinon l'on ne
comprend plus rien."
Lu dans:
A. de Saint-Exupéry. Terre des hommes. Gallimard 1939. Folio 21. 183 pages. Extrait pp 86-87