"Je descends dans la rue, à Paris, et m'amuse à considérer les noms des restaurants chinois de mon quartier latin. Que lit-on sur ces enseignes? « Nouveau - florissant» («en plein épanouissement »), Xin cheng. Ou, la rue suivante, « Essor - déploiement - profit », Xing fa li. Ou encore « Envol ample (de l'oie sauvage) - déploiement », Qi hong. Ou même je trouve comme nom de ce restaurant de jiaozi les deux premiers mots du Classique du changement: « capacité initiatrice - essor », Qian heng, etc. Or comment sont traduits ces noms d'enseigne? Ou plutôt sont-ils traduits et que trouve-t-on écrit à côté, juxtaposé, en langue européenne? Je le cite en reprenant ces noms chinois à la suite: c'est « Delicious Monge» (de la rue Monge), « Délices asiatiques » ou «Délices express »; et, quant aux deux premiers mots du Classique du changement, c'est « Chez Tonny » ... "
F. Jullien
Qui ne souhaiterait entrer, le temps d'une soirée, dans une pensée aussi extérieure à la nôtre que la chinoise? Il mesurerait rapidement que traduire est transposer, entrer dans un cadre de pensée totalement différent, hermétique à celui qui ne fait l'effort de s'y immerger complètement. L'absence linguistique en chinois de futur ou de passé, exemple simple mais significatif, dépasse le cadre de la langue pour entrer dans une vision où la flèche du temps est absente. D'où le leurre que représente la "traduction" des enseignes de restaurants chinois du quartier latin. Comme le précise François Jullien, "les deux rubriques en langue chinoise/européenne restent en parallèle et ne se pénétrent pas, les deux perspectives frayées dans l'une et l'autre langue ne communiquent pas. Il y a là, superposées l'une à l'autre, une appellation du dedans et une appellation du dehors, et les deux s'ignorent."
Lu dans:
François Jullien. Entrer dans une pensée. NRF. Gallimard. 2012. 188 pages. Extrait p.172
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